Éric Baudart — Galerie Chez Valentin
La galerie Chez Valentin présente jusqu’au 1er juin 2019 une exposition renversante d’Éric Baudart, « Neutralino », qui explore avec le fracas de l’effacement, la pudeur du révolutionnaire et la subtilité du néant la possibilité d’un basculement du regard vers le plus (ou le moins) qu’essentiel. Vers la balance indécise et volatile de l’essence (de la chose).
Dans les deux salles de la galerie se déploie un ensemble où les formes, les esthétiques, les techniques et propos des œuvres se mêlent et se rencontrent en un bal des possibles qui voit chaque objet, chaque matériau récupérés et accumulés par l’artiste depuis des années, s’émanciper de sa condition de rebut pour constituer un « instant décisif » de la détérioration, une captation sensible d’un possible de son essence.
Comme une patine du temps appliquée à leurs découpes, les objets d’Éric Baudart, portent parfois, comme autant d’ornements, leurs propres origines (la fameuse vignette -50% sur le présentoir automatique Révolution II, les illustrations « vintage » d’un paquet de lessive Ariel, dumBell) et ne cachent pas le désir de « faire exposition », de peupler un univers esthétique affranchi d’une simple volonté de récupération pour exprimer bien plutôt la force radicale de l’invention.
Sans sombrer dans l’abstraction, Éric Baudart navigue sur le fil du symbolique en en réinventant les biais d’illustration, réduisant les patrons qu’il s’approprie à une ébauche minimale qui frappe par son évidence. En négatif, l’artiste dispose à nouveaux les éléments du monde pour remettre en scène les liens invisibles d’un jumeau dont il redessine, dans l’espace, la cohérence. Il neutralise les effets attendus pour laisser apparaître un moment indécis et proprement inconnu de la matière qu’il émancipe de son histoire. Chaque élément, doué de ses qualités propres, s’insère ainsi dans un ensemble global où le geste de l’artiste, par diffraction, s’efface au profit d’une émancipation des formes et des sens nouveaux qu’elles sous-tendent. Une forme de neutralité effective recherchée par l’artiste qui donne ici son titre à l’exposition, ce paradoxe ontologique mais réalité physique d’une particule « neutre », d’une affirmation conjointe de la non-affirmation et de la non-négation qui s’agrège et fait vibrer autour de lui les particules positives et négatives.
Des mannequins découpés de You&Me émerge ainsi une suspension de deux bassins entraînés dans une danse siamoise lascive qui évoque tout autant la proximité des êtres que la permanence du glissement frontal, l’impossible (et peut-être tout aussi peu souhaitable) communion des corps dans la durée communion charnelle. À leurs pieds, qu’ils n’ont plus, un frêle haltère pèse de tout son poids, inerte, au sol.
Cet ensemble, dans sa diversité essentielle, n’entretient pas moins une cohérence esthétique inattendue, qui n’a nul besoin de biais artificiel, d’une quelconque systématique de l’appropriation. Ici, chaque objet est traité dans sa singularité et c’est probablement ce traitement, cette attention et ce soin à faire mûrir la réflexion autour d’un « morceau » leste qui confère à la démarche de l’artiste sa plus grande cohérence, son vibrant équilibre. S’il traite un ensemble de posters arraché au mur de la ville en les recouvrant d’une couche de peinture blanche qui les fige dans leur fragilité et en immortalise le mouvement de décomposition (conCav UltraWhite), la bâche abandonnée au sol va se voir suspendue, peinte couleur d’or pour rejoindre le bal de l’histoire de l’art, dans sa dimension ornementale comme dans sa représentation organique. Le drapé du décorum rococo se mue en une carcasse ouverte d’animal mythologique dont l’exposition serait un ultime hommage.
Loin de la simplicité, c’est donc bien une fulgurante évidence qui émerge de cette plongée qui ne souffre aucun raccourci et où chaque déséquilibre de la matière, chaque imperfection des objets réinvestis par l’artiste se voient comblés par la pesanteur d’un suivant, où l’urgence d’assemblages (le présentoir comporte ainsi de nombreux éclats de peintures) va répondre au travail titanesque d’une découpe répétée sur chaque ligne d’une feuille millimétrée , où l’érosion des couleurs de photographies jumelles d’un ensemble hôtelier de la côte espagnole (W2 Mélia Hotel) s’insèrent dans l’espace au moyen de cadres répétant le gris du béton.
Portant tout autant la réflexion sur la perception des formes que sur la matière artistique, il engage et use d’une pensée sur l’essence même de la peinture, couvrant sa surface autant qu’elle en révèle les anfractuosités, apportant et soulignant le volume de la « chose » accaparant les mouvements de la lumière qui la côtoie. Car Éric Baudart parvient à inventer une esthétique qui, si elle se départit de tous ses codes, n’en retrouve pas moins, à force d’équilibre, d’humour, d’invention dans l’espace et de rythme visuel, une idée concrète, vibrante et actualisée du sublime. Comme un précipité d’images flatteuses, de sidération grotesque, d’émergence de la laideur, la banalité plonge ici dans l’exception, se tord avec le temps du cadre fainéant de l’esthétique industrielle à l’ossature singulière d’une invention oubliée, d’un « moment » de l’objet qui se tenait là, effacé, proprement parce qu’il n’a jamais été. Un retrait que l’artiste décide de tracer à nouveau, repassant à la pointe sur les pointillés du contour de notre réalité alternée.
Régression biologique « d’étants » qu’ils ne sont pas, les êtres d’Éric Baudart se révèlent ainsi à un stade de leur vie (im)possible et s’offrent à nous dans le spectacle émouvant de leur vérité virtuelle.