Jordi Colomer — Galerie Michel Rein
Avec l’exposition X-Ville, présentée à la galerie Michel Rein jusqu’au 27 février, Jordi Colomer réactive la pensée des utopies en développant deux films qui oscillent entre performance et manifeste.
Jordi Colomer — X-Ville @ Michel Rein Gallery from January 9 to February 27, 2016. Learn more Face à l’effondrement des utopies politiques qui ont émaillé le XXe siècle, l’artiste revendique, à la suite de Yona Friedman qui posait que « les vraies utopies sont celles qui sont réalisables », l’urgence d’un art citoyen qui, loin de se contenter d’une exhortation empreinte de morale, enjoint à un questionnement collectif de la place de chacun dans la cité, voire de la place de la cité en chacun. Il s’agit donc de repenser l’utopie, de la déconstruire pour la rebâtir à nouveau, à un autre niveau, local.C’est ainsi que le premier projet, Svartlamon Parade, reprend une forme d’intervention en plein espace urbain chère à l’artiste qui parasite, tout en essayant de s’y fondre, le courant persistant de la ville. Après des images d’archives documentant les parades traditionnelles qui étaient organisées à Trondheim, en Norvège, l’artiste rejoue sa propre partition et impose son action au cœur de la ville. Privé du public qui assistait autrefois à ces parades enjouées, Jordi Colomer en perturbe le sens et fait glisser la notion de spectacle vers une manière « d’habiter » proprement l’espace. Ici, ce sont les hommes qui poussent des voitures bricolées, simples constructions qui nécessitent les efforts de plusieurs personnes pour avancer, inversant le champ d’action de la mobilité urbaine. Par sa bravade, Jordi Colomer « complique » l’espace, en oblitère l’efficacité pour interroger notre place au sein de ces flux, que la présence même d’êtres humains dérègle au plus haut point.
La ville devient une scène qu’il investit et les hommes y reconquièrent une place fondamentale en y pratiquant un « jeu » qui va se confondre avec la question du « je ». En jouant, chacun des acteurs reconquiert une place qui ne lui revenait plus et fait exister, dans la tension qu’il exerce sur le cours normal des choses, une brèche qui rappelle l’urgence de repenser la ville autour des hommes qui la composent. De cette forme ludique et efficiente de piratage ressort ainsi un propos liminaire d’envergure au formidable au projet principal de l’exposition, X-Ville. Mené avec l’aide d’étudiants, cette expérience collective repense, à travers les écrits de Yona Fridman, la place de l’utopie dans la société et se propose de réinventer la ville. Car, d’emblée, le terme même de X-Ville impose son ambiguïté, s’agit-il d’une ville générique, projet d’une essence urbaine, s’agit-il de la mise en scène d’une intervention collective dans une ville anonyme, une ville x ?
Les immeubles badigeonnés sur des morceaux de carton pliables forment ainsi le cadre de cette ville à construire, le décor qui permet de régler, contrôler et limiter le champ des actes humains. Jordi Colomer applique au réel l’utopie d’un nouveau départ, d’une remise à plat de nos attendus en matière de vie en société. Anthropologie, philosophie et sociologie se mêlent ainsi dans une protohistoire de la ville qui souligne le rôle premier des échanges et du commerce, observe le labeur et sa valeur qui sont, rappelons-le, les premiers indices de naissance de l’écriture à ce jour. Surtout, le film marque ce basculement de la ville anonymat vers son actualisation en tant qu’entité, devenue ce système imposant ses règles et renvoyant ses habitants à l’anonymat. Plus encore donc que comment habiter la ville, émerge le problème de « l’être habitant », qui habite encore la ville ?
Loin de ne figurer qu’une mise en image didactique des principes de Yona Friedman, le film de Jordi Colomer s’inscrit dans une perspective plastique de qui assume ses errements, son décor et son inattendu. Comme une écriture en cours, il invente un langage visuel qui démontre sa validité par ce fait même que sa faisabilité impose sa forme. Plus donc qu’un documentaire, Jordi Colomer réalise un objet irréductible à une forme prédéfinie, il en fait une œuvre singulière qui s’approche du document, comme destiné à alimenter un corpus des gestes possibles.
Face à l’imposante architecture symbolisée, Jordi Colomer révèle le paradoxe d’un mouvement continu avec sa caméra et souligne la tension de ces monolithes représentant les bâtiments alimentés par l’animation de ceux qui les peuplent. Un mouvement présent jusque dans l’installation qui accompagne ce film et place le spectateur sur une estrade communautaire, au centre d’un espace dont les cimaises retiennent l’ensemble des panneaux réalisés pour la performance. Dans ce dispositif dont la simplicité essentielle accompagne l’universalisation du geste de même que la dématérialisation (un lien vers la vidéo disponible sur Internet), encouragent au partage et à l’appropriation, les matériaux, même lorsqu’ils ne sont pas agités, poursuivent cette attention au mouvement, à la transmission que semble promettre la nature éphémère du carton. L’idée même de l’exposition embrasse alors à ce niveau un horizon de possibles qui témoignent de la versatilité de Colomer. Attaché bien souvent à faire de ses œuvres un espace immersif (ceux qui ont eu la chance de voir son exposition au Jeu de Paume en 2008 en conservent un souvenir vibrant), X-Ville offre à chacun, suivant les traces des leçons de Yona Friedman, la possibilité de s’immerger à son tour dans le processus, hors de sa géographie et temporalité. À son tour, le spectateur se voit exposé face à la ville, face à la possibilité de penser une autre ville et de l’immersion au cœur du dispositif, de ses aléas et de ses approximations qu’il ne masque pas, Jordi Colomer instille une dynamique sensible qui enjoint à l’implication.
Comme deux échos vibrants d’un même appel, ces deux projets, agissent ainsi de pair et révèlent la virtuosité d’un artiste capable d’inventer sa propre matière artistique, un vocabulaire plastique aux limites de champs artistiques, de savoirs et de formes qui continue de questionner d’autant mieux qu’il induit l’humain au cœur de sa démarche, au cœur de son agir. Loin donc de ce que le temps a fait de cette notion, l’encombrant d’une autorité morale qui tend à la transcender quand elle ne la sacralise pas, Jordi Colomer apparaît bien comme un grand artiste à l’humanisme radical et littéral, sachant faire de la figure humaine, de ses faiblesses et de ses possibles, le symptôme d’une voie de création à venir.