La marche supplémentaire — Maison Louis Carré, Bazoches-sur-Guyonne
Somptueusement sensible et profondément accueillante, l’exposition La Marche supplémentaire se déploie dans la Maison Louis Carré de Bazoches-sur-Guyonne avec l’évidence, les éclats et les silences des plus profondes discussions.
La marche supplémentaire — Marcelle Alix à la Maison Louis Carré @ Maison Louis Carré from May 5 to September 1. Learn more Pensée dans un dialogue avec l’espace exceptionnel de cette maison créée par l’architecte Alvar Aalto et habitée par l’histoire artistique de son commanditaire Louis Carré, les fils qui s’y nouent et les rencontres qui s’y jouent sont aussi décisifs que la familiarité fusionnelle d’œuvres qui s’y fondent sans bruit. Sous le commissariat d’Isabelle Alfonsi et Cécilia Becanovic, les artistes Ian Kiaer, Laura Lamiel, Charlotte Moth, Mira Schor investissent l’espace en laissant une empreinte durable de leurs perspectives personnelles au cœur d’un espace dont ils prolongent le souffle vibrant. Critique, métaphorique, sarcastique et politique, les registres se mêlent avec la liberté qu’impose tout travail sur un lieu d’histoire ; la déférence n’a de valeur ici que parce qu’elle permet de remettre également en question sa propre condition au sein d’un espace privilégié devenu lieu de partage ouvert à tous.Dans toutes ces œuvres, il est plastiquement et essentiellement question de ligne, comme si chacune d’entre elles redéfinissait toujours l’espace en un lieu de production potentiel d’affects. Au gré du parcours aussi exceptionnellement pensé que parfaitement joué par les artistes complices, chaque création redistribue les lignes de l’intime, frontières d’un lieu domestique qui oscille entre la quiétude du foyer et sa mise en danger dans sa projection en « exposition ».
Une bivalence portée par l’emprunt fait à Marguerite Duras, qui vécut non loin de là, du titre de l’exposition, La Marche supplémentaire, épisode qu’elle évoque dans La Vie matérielle. Cette « marche » est celle que l’on construit face à l’ordre des choses, face au mouvement imperceptible qui fait s’enfoncer la matière, qui ensevelit sous la terre les fondations de ce qui nous tient. À travers un trivial glissement de terrain, Duras fait résonner la correspondance symbolique entre son « intérieur » et ce que l’on est. Evoquant un épisode de sa vie à Neauphle-le-Chateau qui la vit faire appel à un maçon pour creuser l’escalier de l’entrée à la recherche du socle de pierre initiale1, ils ne parvinrent à l’atteindre sans mettre à jour une inclinaison toujours plus prononcée. Décision fut prise de recouvrir la béance et de créer un niveau. D’en finir en quelque sorte avec l’excavation, de cesser de fouiller pour créer une base nouvelle, une marche supplémentaire qui répond au déséquilibre initial par l’adjonction d’une cohérence ressuscitée. Une reconstruction symbolique là encore, qu’elle évoque opportunément après avoir rappelé son enfance au cœur d’un pays qu’elle n’a plus visité, sensations éparses et évanouies l’amenant à cette conclusion ; « je ne suis née nulle part », radicalité qui sonne d’autant plus intensément qu’elle réinvente, dans cette maison propre, son lieu de vie.
La « marche supplémentaire » s’impose alors comme une mise au pas du cours du monde, la possibilité d’y tracer ses propres lignes pour y faire danser, en équilibre, les fluctuations de sa propre vie, de vivre partout. Elle vient matérialiser la conscience aigue de son propre lieu d’expression, cette attention à préciser qui et d’où l’on est pour sursauter la menace d’imposer une autorité ex-nihilo dans son propos. Et toute la conjugaison de l’assignation sociale, de son assimilation par le corps (féminin dans le cas de Duras) et de la nécessité de s’en émanciper court dans la sélection d’œuvres présentée ici ; écho à l’organisation « bourgeoise » des espaces de distribution du lieu (chambre de maître, bureau, cuisine, espace dédié au personnel de maison…) devient le fonds indissociable de la question des créations qui les habitent.
Dès l’entrée, la confrontation est nette ; un pan de mur accueille quatre tableaux électriques de Mira Schor où les organes génitaux se mêlent aux marques vives de peinture, où la matière s’accumule pour laisser voir le vide béant qui tantôt la suppose, la génère, tantôt l’abîme, la menace. Un tourbillon de sentiments et d’affects qui là aussi résonne avec le texte de Duras, ses fulgurances, ses audaces, ses dérapages et son intensité. L’humilité, la conscience de son corps et de la place qu’on veut lui assigner participent ainsi de la force de ces tableaux disséminés dans différents espaces de la maison. Elle s’y redouble même dans la vérité qui s’y fait jour et dévoile une part d’intime sans masquer ses obsessions, sans maquiller ses ambitions. L’attaque, la critique et l’invention n’ont rien chez Schor du tour de passe-passe ; le contenu de sens se défait de toute aura secrète pour s’enfoncer avec célérité dans son propos, articulant son propre langage plastique autour de motifs identifiés qui peuplent ses champs de bataille. Rien n’a moins prise avec le réel que la peinture ; et si le protagoniste fantastique de The Scholar semble engoncé dans l’espace clos de son intérieur, il est tout autant plein d’une énergie qui l’a déjà fait dépasser les bornes, a poussé son évolution jusqu’à emplir son espace et envisager une sortie tragiquement nécessaire et par trop réaliste.
Dans un registre de frontalité presque inversée, Ian Kiaer, lui, fait constamment ricocher le regard, l’accroche à travers des compositions complexes, aussi brutales que fondues dans la « vie » de la matière pour mieux le laisser glisser alentour, jouant de questions et de réponses face au décorum. Il opte ainsi, dans sa pièce majeure, au cœur du salon, pour un retournement de la fonction d’œuvre en créant un jeu d’écho avec les lattes du toit directement sur le mur, déroutant la fonction ornementale de l’exposé pour en faire l’exposant décisif à la perception du contexte qui l’entoure. Matières vivantes, ses tableaux interdisent tout regard définitif et paraissent autant d’excavations de volumes en négatif, ajoutant aux murs qui les soutiennent le relief d’un creusement inversé. Trous, bouches, ces vestiges de fuite possible sont les mêmes que ceux qui n’ont jamais eu lieu, qui peuplent l’esprit du lieu, cet entremêlement d’obligation sociale, individuelle, ce cadre décrit par Marguerite Duras qui parle surtout de la peur, de la perception de l’inconnu, de l’inédit et de l’imprévisible comme d’un mal absolu. Contre toute injonction à l’immobilité ; avant la marche supplémentaire donc, encore faut-il savoir marcher.
Une marche, un « ailleurs » qui vibre à plein dans le travail de Charlotte Moth et son habileté à insérer dans l’espace intérieur les traces extérieures de temps et de lieux qui l’enserrent ou le dépassent. Comme recomposant dans l’intime un paysage intemporel, les figures de ses œuvres viennent de loin, arbres, branchages propres à des environnements extérieurs qui n’ont rien ici de pièces rapportées. Ils deviennent le catalogue de souvenirs, la fenêtre vers une vie qui, même absente, se lit dans cette matérialité comme un « voyage » à portée de main. Dépassant la disjonction intérieur extérieur, ses œuvres vivent leur vie de traverse en remodelant notre regard et en imposant leurs propres oppositions qui, ainsi ramenées à leur lieu d’exposition, passent l’épreuve de l’incongruité et réduisent les distances pour devenir des entités d’une évidence « familière ».
Les lignes en jeu ici sont donc celles de la fuite possible, cette perspective qu’accompagne le mouvement de la maison en embrassant le dénivelé du terrain, semblant plonger, dans sa pièce de vie principale, vers la forêt en contrebas. Un mouvement souligné notamment par Laura Lamiel et la continuation de son œuvre vers l’extérieur. Il s’agit là d’une ligne, mais aussi d’un mur ; en équilibre précaire mais organisé, des éléments de construction le surmontent tandis qu’une chaise, à ses côtés, le pare d’un sens domestique qu’il nous appartient donc d’apprivoiser. Une projection paradoxale qui se redouble dans la quiétude d’une salle à manger de standing où ses flamboyants tableaux rouges embrassent l’élégance décorative du bon goût pour nous perdre peut-être plus intensément encore au cœur de contrées fantastiques. Ils apparaissent autant de vortex absorbant dans leur profondeur et leurs reflets les aléas de vies matérielles qu’ils subsument en naissant précisément de pure matière, en se réduisant essentiellement à l’effet de corps de matériaux mêlés. Laura Lamiel ramène à la concrétude d’une surface plane l’illusion métaphysique pour faire du reflet concret l’imposition d’une totalité.
Par le corps et sa confrontation à ces œuvres qui en rythment le mouvement au sein de l’espace se dessine ainsi, dans La Marche supplémentaire, un tourbillon de subjectivités aussi vives qu’attentives à l’apparition d’autres. Ce lien, indéniablement pensé dans l’architecture originelle et la volonté de faire de la maison un lieu de vie se voit ainsi réactivé (pour ne pas dire réapproprié et repensé) par la touche subtile d’œuvres opérant ce léger tremblement du réel propre à en réévaluer radicalement les contours. Chacune d’entre elle vibre d’une démarche qui engage la vie de son auteur et le cheminement des deux curatrices à leurs côtés depuis plusieurs années à travers leur galerie. En s’emparant de ce patrimoine et en le conjuguant à la matrice durassienne La Vie matérielle, l’entité Marcelle Alix écrit avec l’évidence de nos urgences présentes une histoire de vivant qui fait de l’exceptionnel, de l’exclusif, un bien commun dont il n’est pas besoin d’être propriétaire pour s’y laisser prendre. Dont il n’est pas besoin d’être dépositaire pour en jouir.
C’est précisément là que l’art tient ses promesses ; user de gestes de création (ici l’architecture comme les œuvres qui la peuplent) assez ouverts et visionnaires pour laisser advenir en un lieu la possibilité de problématiques et de mises en crise qui lui auraient été forcément étrangères. Les frontières de la création, de nos subjectivités, celles des artistes comme celles de toutes les conditions qui l’ont traversé se troublent, permettant à chacun de ses visiteurs d’en devenir, l’espace d’un moment, un véritable habitant ; un « familier éphémère », pour la vie.
1 Dernièrement on a dû casser le sol de la cuisine — ici en France, à Neauphle — pour faire une marche supplémentaire. La maison s’enfonce. C’est une très vieille maison qui est près d’un étang, la terre est meuble et très humide et la maison s’enfonce peu à peu, ça fait que la première marche de l’escalier était devenue trop haute, fatigante. Le maçon a dû creuser un trou pour retrouver la partie empierrée, elle allait en descendant, on a creusé encore ça descendait toujours, très fort, mais vers quoi ? c’était quoi ? La maison était construire sur quoi ? On a arrêté de creuser, d’aller voir. On a refermé. On a cimenté. On a fait la marche supplémentaire. Marguerite Duras, La Vie matérielle