Tacita Dean — Galerie Marian Goodman
Avec cette nouvelle exposition à la galerie Marian Goodman, Tacita Dean continue d’explorer, tout en l’affinant, la marge d’incertitude dans la suspension du temps. Une spécialité de cette grande artiste qui déploie là, à travers plusieurs séries très différentes, les modulations d’une même gravité questionnant l’irruption de l’événement, comme une cicatrice dans le cours du temps.
« Tacita Dean », Galerie Marian Goodman du 25 mai au 23 juillet 2022. En savoir plus Pour une grande part, le travail de Tacita Dean se nourrit de silence, de longues plages d’observation et d’abstinence de toute production pour ériger, avec le concours du temps, une conscience et modeler un regard qui s’attache à laisser advenir sans pour autant se départir du geste. En ce sens, même dans la plus grande subtilité, dans le quasi-effacement, Tacita Dean reste toujours présente, trait d’union invisible, « smooth operator » d’une machinerie à bord de laquelle on embarque, en silence, dès la porte de la galerie passée.Car il est question ici comme souvent chez elle de ligne, de sillon à suivre comme on perçoit le premier de l’exposition, creusant sur la cimaise une séparation entre plusieurs niveaux du monde, entre ces niveaux d’enfer décrits par Virgile, au cœur de son œuvre en construction pour l’opéra. Une incise qui déroule le fil d’une histoire en opposition au négatif de la photographie immobile qui lui fait face. Une immobilité aux allures de piège tant le motif de l’arbre, en majesté ici, constitue le paradigme d’un cours alternatif, invisible à l’œil nu, du temps. Ainsi conjugué à la brièveté tout aussi imperceptible de la capture de lumière par l’objectif photographique, ce sont deux modalités de la durée qui se font ainsi face pour en révéler l’invariable présence, point de fuite aveugle de toute création.
Un documentaire, une succession de plans filmés, des cartes postales détournées, des photos retouchées, des œuvres peintes, l’exposition de la galerie Marian Goodman ne résout pas pour autant la synthèse Tacita Dean. Plus qu’un lieu, qu’un espace géographique, un ici de la nature, c’est encore vers cette complexité du temps que l’artiste nous emmène. Une suspension mobile faite de ruptures qui, comme une injonction à s’emparer du moment, trace sa ligne de continuité entre des œuvres aux formes si différentes.
Une habitude pour cette collectionneuse de nombreux végétaux issus de ses promenades dans la nature ou plutôt pourrait-on dire compile, recolle et conserve ces trésors qui ne le sont que parce qu’ils marquent le passage du temps, s’inscrivent dans le moment d’une répétition, dans la durée plus que dans l’espace de leur rapprochement, touchant de près son goût pour les objets, les histoires au bord de la disparition. Mais aussi son désir de capter dans le passage du temps les signes tangibles qui y naissent par éclipses et témoignent de sa réalité. Une opposition essentielle dans son travail entre les deux notions de « Still Life » (nature morte) et « Landscape » (paysage), entre la prison de l’immobilité qui handicape l’artiste et l’évasion, l’échappatoire du réel qu’il s’agit de résoudre par la compréhension, la révélation d’un cadre qui n’a plus rien de figé, à l’image de cette double étymologie paradoxale de « scape » en anglais, ramenant à la racine figée, au tronc (scapus) ou à l’échappée (aphès du mot anglais « escape »).
Peut-être est-ce alors ce qui la relie à l’école classique du paysage, ce pas de côté permettant d’apprécier, d’inventer une image du monde tout en se préservant de le représenter pour ce qu’il est et garantissant, par là-même, une observation toujours renouvelée de celui-ci ? Peut-être également est-ce ce qui la lie aussi profondément à l’histoire de l’art, au récit de Dante dont la parabole continue de graviter autour de notre réalité sans jamais s’y être encore perdu, continuant à distiller ses fulgurances et ses images à composer mais aussi au mythe d’Antigone, qu’elle chasse depuis son plus jeune âge et a poursuivi jusqu’à la petite ville américaine de Thèbes ?
Tacita Dean renverse ainsi d’emblée la géographie de l’enfer en nous y faisant pénétrer de gauche à droite. « L’idée d’un lieu froid à l’envers » affirme l’artiste. On s’enfonce donc de l’enfer (Hell) à l’enfer profond (Lower Hell) en aboutissant, après avoir croisé des politiciens corrompus en pénultième tableau, au nom de Satan, gravé dans l’image. Plus temporel que géographique, son enfer se lit comme une partition, de l’ « upper » au « lower », comme autant de quartiers résidentiels se chevauchant pour aboutir à une même réalité.
Au sous-sol, c’est à une bouffée enivrante de vie que l’on se confronte. Deux artistes, 150 ans à elles-deux en 2020, se mesurent avec gourmandise au chiffre du temps, à leurs expériences des années, à deux vies de création aux balises différentes. Une discussion passionnée et passionnante des deux artistes Julie Mehretu et Luchita Hurtado, nouvel occurrence de ses portraits filmés toujours aussi marqués, plastiquement, par la bienveillance et l’admiration de Dean pour ses sujets. Elle-même postée en vigie, elle partage aux côtés de son spectateur la place du regardeur et parvient à nous emmener dans le souffle de ses obsessions.
Une position de vigie plus assumée de l’artiste ensuite, observant dans le temps étiré les apparitions de « fata morgana » qui se tissent, trament et s’échappent de l’image sous le ronron assourdissant du projecteur. Des mirages qui se succèdent sur l’écran, fruit d’un patient travail de recherche en amont et, on l’imagine, d’un tout aussi patient travail de cadrage et de captation en situation.
Il y a quelque chose alors de l’observation comme à demi-endormie, à travers le hublot de l’avion, laissant libre cours à l’imagination en la recouvrant du bruit du moteur. Le chaud, le froid donc, positif et négatif mènent à l’anesthésie des sensations qui agit encore une fois comme un leurre, à l’opposé de la démarche de l’artiste, au contraire bien plutôt dans l’attention constante, dans la recherche inaltérée du surgissement.
Par sa capacité à multiplier les réfractions, le « fata morgana » inverse les reflets et semble faire émerger des profondeurs un monde inversé, un reflet des entrailles de la terre, qui s’offre à qui sait l’accueillir. Et, en la matière, Tacita Dean n’attend pas seulement que le nouveau advienne, elle met en scène, en dialogue cette attente. Entre les œuvres exposant ses ratés, ses impasses illustrées par des cercles abscons au milieu d’illustration, l’artiste multiplie érige des strates au sein même de son œuvre, y fait éclore des aberrations d’un ordre continu qui embrassent la nature du trèfle à quatre feuilles (qu’elle s’est fait, au quotidien, une spécialité de repérer), révélant, par la négative, un sens, un système complexe qu’il reste à percer. Plus encore ils sont la promesse d’une nouveauté à venir. Demeure dans ces matériaux bien différents une part d’aléatoire, une lutte qui continue sa confrontation dans l’exposition même de son œuvre, déployant dans l’espace une opposition qui fait jouer ses forces contraires et s’oppose à toute fixation.
C’est certainement cela alors que Tacita Dean cherche véritablement, perçant en continu dans ses œuvres des cercles, repérables ici encore, comme autant de passages toujours aveugles qui révèlent, par diffraction, les entre-mondes atteints à force de patience, dans les œuvres suivantes.