Amy Sherald, Hauser & Wirth, Londres
Avec délicatesse et douceur, Amy Sherald confronte depuis le début des années 2000 la scène artistique aux représentations et aux défis imposés par la société américaine à l’ensemble des Afro-américains. À l’occasion de sa première exposition en Europe galerie Hauser & Wirth de Londres, Slash revient sur un œuvre qui organise la rencontre de l’édifiant et de l’intime.
Oscillant entre un réalisme rigoureux et une stylisation caractéristique, ses portraits de pied convoquent les histoires personnelles de ses sujets autant que des symboles instillant dans les poses légèrement figées et toujours proches du décalage une somme de signifiants qui contribuent à l’écriture d’histoires parallèles. Jetées sur des fonds de couleur unie, les silhouettes se détachent comme des icônes, portant à même le corps les indices de biographies célèbres ou anonymes.
Marquée par le grain de la photographie des années 1970, Amy Sherald développe une esthétique singulière où l’usage du gris défie l’histoire autant que le symbole. Si elle utilise exclusivement la peinture, le médium photographique porte pour elle la possibilité d’une représentation libérée des contraintes et limitations de l’art pictural antérieur à la fin du XIXe siècle ; raison pour laquelle sa peinture se donne selon elle comme une méditation autour de la photographie et une voie d’affirmation de l’existence, dans le champ iconographique, de population que l’histoire a écartée.
Lauréate du Prix Outwin de la National Portrait Gallery en 2016, son œuvre, inscrite dans la tradition picturale américaine du portrait gagne une notoriété internationale et fait sensation en 2018 en peignant un portrait officiel de Michelle Obama.
Tantôt fixes et concentrés, tantôt évadés au loin, les regards de ses sujets maintiennent la neutralité constitutive des expressions qu’elle peint, installant dans l’ensemble de son corpus une cohérence systémique qui inscrit son œuvre dans un projet plus vaste. Car à travers ses portraits, Sherald n’hésite pas à figurer son propre imaginaire et insiste même sur la dimension liée à son propre fantasme d’un monde qu’elle repeuple ainsi à l’aune de sa propre poésie. Les titres de ses œuvres eux-mêmes s’inscrivent dans une narration qui salue la personnalité des modèles tout en soulignant, ouvertement ou secrètement, la raison pour laquelle ils figurent dans son panthéon personnel. Un réalisme trouble qui a pu susciter le débat mais ne remet en rien en cause son respect des identités qu’elle retranscrit. Loin de céder aux injonctions d’un grand public avide de controverse, son œuvre confronte le rôle de la peinture dans la représentation sans maintenir l’illusion d’un engagement qui ne se mesurerait qu’à la seule « mise en visibilité ».
L’artiste prône une réévaluation des modes de représentation de l’art sans perdre de vue la portée singulière et le décalage nécessaire du travail de l’image pour inscrire dans le réel le trouble qui le problématise. Une démarche qui trouve en 2022 une forme d’extension dans sa relecture de grands moments historiques qu’elle dépeint joués par de nouveaux acteurs. Parmi ceux-ci, le couple du baiser arraché par un marin américain lors de la célébration de la victoire des alliés photographié par Eisenstaedt se voit remplacé par deux hommes noirs, revisitant les jalons de l’imagerie populaire à la faveur de son imaginaire.
C’est ainsi dans ce flou ambigu et passionnant entre image, représentation positive, appropriation et invention que l’œuvre d’Amy Sherald navigue, avec pour ambition de tirer le meilleur de toutes les situations, une sobriété conceptuelle qui n’empêche pas, tant son regard semble s’aiguiser, d’offrir une perspective passionnante sur le rapport de nos sociétés à la représentation de sa propre population. Défendant, in fine, autant qu’elle la met en jeu avec intelligence, la part d’héritage de la communauté noire dans l’art américain.
Amy Sherald, The World We Make, du 12 octobre au 23 décembre 2022, Hauser & Wirth, Londres. Plus d’informations sur l’exposition à la galerie Hauser & Wirth