Barthélémy Toguo — Galerie Lelong & Co.
L’artiste camerounais Barthélémy Toguo communique dans ses œuvres la tragédie de l’histoire sans cesse recommencée qu’il s’attache cependant à traduire dans une esthétique poétique, loin de tout misérabilisme. À la catastrophe répondent toujours l’espoir et la solidarité, reflétant sa foi inébranlable en l’humanité. Ses œuvres questionnent le colonialisme, le déplacement et l’exil à travers le statut de l’étranger, du migrant. Comment se construit-on loin de chez soi ?
L’exposition trouve son origine dans les souvenirs d’enfance de l’artiste. « Je me suis rappelé mon quotidien, lorsque je me levais très tôt le matin pour aller puiser l’eau au loin, pour boire, laver les assiettes à la maison, chez nous au Cameroun, avant d’aller à l’école1 » raconte-t-il. Depuis qu’il vit en France, ces images lui reviennent fréquemment. « Ce sont ces difficultés qui m’ont amené à mesurer davantage l’importance de l’eau dans notre vie » explique-t-il. Né en 1967 à M’Balmayo au Cameroun, Barthélémy Toguo s’installe en 1989 en Côte d’Ivoire pour étudier à l’École nationale des Beaux-Arts d’Abidjan dont l’enseignement se réfère à la culture et aux pratiques occidentales.
Il découvrira en poursuivant sa formation en Europe, d’abord à l’École supérieure d’art de Grenoble, puis à la Kunstakademie de Düsseldorf, dans l’atelier du sculpteur Klaus Rinke, une remise en cause de ces mêmes pratiques. Il vit aujourd’hui entre Paris et Bandjoun, dans l’Ouest du Cameroun où il a créé en 2008 Bandjoun Station, lieu de résidence et d’échange artistiques composé de deux bâtiments distincts : un centre d’art de trois étages et un atelier-studio de quatre étages, atelier de création dont les très grands espaces dédiés au façonnage et à la mise en œuvre permettent la production de pièces monumentales.
Water is a Right prend pour point de départ l’installation Water Matters que Barthélémy Toguo réalise en 2020 pour son exposition personnelle au musée du quai Branly2 à Paris. Sur une toile au format très allongé apparait une figure masculine monumentale dotée de six bras et dont la bouche pointée vers le ciel crache des filets d’eau qui se déversent dans les deux grands récipients dont il est flanqué. L’artiste réalise un lavis par définition monochrome, un seul pigment délayé dans l’eau permettant d’obtenir une variété de nuances d’un bleu profond que l’on pourrait dénommer « bleu Toguo ». La teinte est si familière dans son travail qu’elle fait pour ainsi dire office de signature. Mais ici la couleur est laissée libre de droit, contrairement au « bleu Klein » ou au « noir Kapoor ». Elle vient exprimer de façon symbolique l’urgence qu’il y a à distribuer ces ressources à tous. Juste devant, une table de plus ou moins même longueur que la toile est entièrement recouverte de deux-cents bouteilles remplies des eaux du monde. Seuls quelques reflets bleutés viennent troubler leur transparence cristalline. « C’est l’homme qui donne, qui se sacrifie pour récupérer l’eau du monde entier et redistribuer une goutte à chacun » explique Barthélémy Toguo, qui dote alors l’espace d’exposition d’un environnement aquatique immersif prenant la mesure du problème actuel du manque d’eau potable dans plusieurs régions d’Afrique et du monde.
« Je suis émerveillé par la fluidité de l’eau qui représente un monde doux, non violent ; sa couleur est d’une beauté indéniable » explique-t-il, ajoutant non sans humour : Le rêve de tomber dans l’eau plutôt que sur un rocher provoque plus de sérénité ». Tableaux, dessins, sculptures céramiques et même une amphore, sont le fruit d’une résidence qui s’est tenue au printemps 2022 au musée Picasso de Barcelone à l’invitation de l’historienne de l’art Androula Michael.
« Ayant toujours considéré que l’action artistique ne pouvait s’épanouir dans un espace autonome séparé de celui de l’espace social dans lequel nous vivons, j’ai toujours pensé que l’action artistique avait une dimension politique » déclare-t-il. Dans ce royaume où poissons et oiseaux se côtoient, Barthélémy Toguo offre, à travers la figure allégorique de Water Matters, sa vision de l’humain empreint de partage et de transmission. Si les héritages mémoriels ponctuent sa production, ils ne l’empêchent cependant pas de célébrer le jaillissement d’une puissance de vie. Toguo considère l’eau comme « un élément inestimable et vital qui nous fait rêver et qui nous fait vivre ». L’artiste est engagé et pugnace. Actuellement invité par le musée d’histoire de la ville de Nantes dans le cadre de l’exposition Expression(s) décoloniale(s) #33, il inscrit une vingtaine d’œuvres au sein même du parcours permanent des collections historiques, établissant une relation entre passé et présent. En résonnant avec l’histoire, Barthélémy Toguo propose d’aborder les douleurs mémorielles par leur dépassement.
1 Entretien de l’artiste avec Androula Michael, Nantes, 13 juin 2023.
2 Désirs d’humanité. Les univers de Barthélémy Toguo, musée du quai-Branly à Paris, du 7 avril au 5 décembre 2021.
3 Château des Ducs de Bretagne, Nantes, du 13 mai au 12 novembre 2023.