Tursic & Mille — Frac Normandie Caen
Le Frac Normandie Caen présente une très belle exposition de Tursic & Mille dont l’œuvre est toujours aussi renversant de séduction, de drôlerie, de détours, de faux chic et de vrai glam. Se déployant dans l’espace avec une évidence rare, cette présentation confirme l’inventivité et l’aisance du duo dans l’exercice et réactive avec force la problématique centrale d’un travail qui, pour flatteur et séducteur qu’il soit, ne se perd jamais dans ses effets et ne camoufle jamais ses efforts pour s’affranchir des illusions sans jamais les dénigrer.
Plus pragmatique que programmatique, l’œuvre de Tursic & Mille déploie depuis une vingtaine d’années un kaléidoscope de peintures et sculptures ancrées dans leur temps qui questionne le rôle de l’image et navigue entre répétition et variation absolue. Les formes identifiables, visages, corps, animaux, paysages deviennent autant d’éléments d’une grammaire de la peinture qui s’étend à leur entour pour leur donner un nouveau corps en son propre sein, dans ce qu’elle a de matériel (coulures, épaisseur) comme d’immatériel (histoire, symbole, charge morale), comme si le plan les digérait pour en conserver un simple reflet, une trace déjà engagée dans un processus de transformation.
Une pratique sur la crête qui n’a jamais cessé de jouer avec les ambiguïtés de la représentation, déblayant le champ de la moralité en lui superposant des figures qui sont autant de filtres destinés à la faire ployer et à penser le statut de l’image en tant que telle. Tiré de films pornographiques, de faits divers, d’histoire de l’art et de la représentation, de culture populaire, le corpus de Tursic & Mille définit les règles paradoxales de sa propre beauté ; fragile et frontale, limpide et chevrotante, baroque et fantastiquement triviale, profonde et ménageant sa place essentielle à la simple émotion, à la candeur flatteuse de la vignette.
L’image glanée, détournée, reproduite et camouflée constitue ainsi toujours l’unité de base à laquelle se mesure leur peinture, glissant à l’intérieur de celle-ci comme un parasite et révélant leur envers en lui apposant son altérité. Le beau et le rassurant cachent pourtant bien souvent des mises en scène liées à différentes stratégies d’exploitation et intérêts commerciaux, l’image portant dès sa fabrication les embruns d’une tragédie déjà passée. À l’origine en prise directe avec l’apparition d’un usage domestique de l’Internet, la pratique de Tursic & Mille a évolué avec lui, se muant à son tour en image redondante et publique, envahissant au fil des expositions le Web pour s’offrir une confrontation directe avec ses sujets, désormais voisins des moteurs de recherche et objets témoin de la question de valeur de l’œuvre d’art. Cette évolution linéaire n’est pas sans évoquer le monde plat, The Flat World, que l’œuvre du même nom dépeint, celui d’une peinture, ce domaine qui accueille l’ensemble des éléments, qui peut tout supporter, de l’image au jeu de mots, de l’exhibition à l’immontrable, du sublime à l’innommable.
L’exposition présentée au Frac de Caen rend ainsi compte de ce travail dans sa pluralité, alternant les représentations de figures et représentations d’abstraction pour offrir un panorama vaste de la pratique du duo. Si la scénographie garde une sobriété et une lisibilité propre à mettre en valeur les objets exposés et offre pour chaque œuvre un espace privilégié de réflexion et de confrontation, les artistes parviennent, dans cette configuration à maintenir leur tropisme pour créer une béance entre exposition et plongée au cœur du procédé même de fabrication. Les cadres s’étirent et de déplient pour laisser place à la couleur, à l’image qui les déborde et les renvoie à leur statut de soutien et non de surface contraignante.
Au sein du parcours, les panneaux et sculptures semblent capables de s’agencer différemment au gré du temps, tant d’ailleurs qu’elles se chevauchent jusqu’à camoufler un sexe apparent sur l’une des peintures. Une pudeur bien malheureuse qui altère la dimension de malaise d’images qui n’ont, chez le duo, rien d’innocent. Malgré ce parti-pris réducteur, la légèreté des dispositifs maintient une dynamique que l’on pourrait rapprocher de la découverte en atelier, jusqu’à la structure même du cadre de toiles exposées et leurs angles droits comme autant de supports potentiels, rappelant que la dimension spectaculaire de l’image ne doit jamais occulter l’intention de peinture, la reconstruction fonctionnelle du cadre pour produire un récit sensible qui dépasse la reproduction.
Dans ce maelstrom de sentiments, dans leur attraction par la force de gravité de la toile, toutes ces valeurs s’emmêlent pour retrouver la qualité première de leur nature d’image, composer un paysage qui nous contemple et auquel nous faisons face, débarrassés des charges morales qu’elles véhiculent pour pénétrer plus avant dans ce qu’elles conservent de trace du réel. Car chez Tursic & Mille, qu’il s’agisse de gros plan suite à l’aboutissement de la jouissance, de moments suspendus dans une catastrophe à venir, de pose attentive d’un modèle face à l’objectif, il s’agit toujours de mettre en scène les stigmates d’une réalité qui se donne à voir, à expérimenter jusque dans sa chair plus qu’à déchiffrer, nonobstant sa charge morale socialement entendue.
Invasion du monde physique par la planéité de la peinture ; comme dans le théâtre, dont elles s’inspirent, les formes de peinture affirment leur dimension irréelle, maximisant les proportions, jouant de l’impossible matérialité de ces chairs pourtant lisibles et immédiatement identifiables comme des reliques, des traces d’images réinterprétées. Elles ne peignent pas le monde, le réel, mais déjà un angle du monde, un cadre (lorsque ce n’est pas une mise en scène de celui-ci).
Une manière d’abstraire le réel à lui-même en le recouvrant de signes d’abstractions, de la tache aléatoire, du recouvrement par la matière, le temps et le hasard comme par les signes à l’image de ce pointeur de sélection de logiciel de retouche d’images apposés sur la peinture.
Si les détours nous font naviguer à travers les temps, les ères, à travers les lieux, les mondes, l’odyssée de l’image chez Tursic & Mille continue d’éveiller avec une fantastique intimité le plaisir de saisir la construction du peintre, la sensation d’un bonheur partagé d’une peinture aussi essentielle à leur équilibre que jouissant de sa propre liberté. Une capacité d’abstraction qui en embrasse tous les sens et embrase les sens pour faire s’étreindre dans le plaisir tous les paradoxes de la reproduction. Les identités, les contraires, les signes et les motifs, le sens et les rêves, l’absurde et le rien, tout et son envers. De domestiquer en quelque sorte ces dichotomies autant de fois que le pinceau le permettra.