Chloé Royer — Galerie Loevenbruck, Paris
Avec Heels Over Head, première exposition de Chloé Royer à la galerie Loevenbruck, l’artiste offre une proposition radicale qui enchante par sa propension à faire se tenir en équilibre instincts poétiques et politiques.
Multipliant les champs de recherche en touchant aussi bien à la biologie qu’aux mythes, du corps à ce qui le soutient, de la chair à ce qui la meut, la prolonge ou la remplace, l’artiste élabore un catalogue complexe de créatures aux confins de tous nos modes du vivant et fait émerger des limbes les corps déchirés des rêves.
Marqué par un rapport essentiel au sol et à l’horizontalité, son œuvre déjoue pourtant la gravité à travers la réinvention constante des matériaux qu’elle emploie, usant de leur apparence trompeuse pour détourner la pesanteur des masses par des couleurs pastels ou camouflant au contraire des structures plus lourdes sous une apparente fragilité. Immanquablement, les effets de perception et l’efficacité de l’image érigée dans l’espace dessinent une identité propre à ces entités singulières.
Avec sa nouvelle exposition à la galerie Loevenbruck, Chloé Royer réactive une série montrée en 2021 usant de pièces identifiables, des éléments issus de la confection professionnelle de chaussures servant de bases à des structures verticales. Forêt d’organes, labyrinthe de matières, le parcours dresse des corps longilignes et monochromes qui font ainsi de l’accessoire le socle de leur existence. Pour autant, rien ne se limite ici au symbole.
Si les yeux voient d’abord des pieds, membres rapiécés, empilés, aux semelles compilées ou échappées, défiant la linéarité de ses troncs complexes aux lignes énigmatiques, bardés de langues souples aux couleurs contrastées ; si le cerveau pense à des attelles, à des prothèses impossibles, à un ossuaire de bois, toutes ces apories laissent au final le corps dépassé par cet entrelacs d’humanité et d’animalité, d’artefact solide et d’organique fragile, de plausible et de mythologie.
C’est que l’art de Chloé Royer a cette indicible vertu, en conjuguant les mondes, de maintenir une cohérence qui la place hors de toute rationalité sans l’exclure du champ de la pensée. Car ici, l’ensemble saisit et fonctionne avec une rare évidence ; pas besoin de mots, d’histoire, de métaphore pour être déjà à plein dans la rencontre, dans l’effectivité d’une invention qui touche sans mouvement, qui parle sans langue autre que celle de la pure présence.
Ici, tous les éléments passent du statut d’accessoires à colonnes vertébrales d’invertébrés affirmés appelant à construire, à leur entour, une forme qui s’en libère. En équilibre renversé, c’est la convenance esthétique qui se voit ainsi intelligemment foulée. Le fantasme d’un corps réhaussé pour tordre ses lignes à l’aune d’un code esthétique aléatoire se voit disjoint de toute humanité qui l’as servirait, qui s’en servirait pour habiter sa propre enveloppe.
En usant précisément du modèle de la chaussure plutôt que de l’accessoire lui-même, en choisissant la matrice plutôt que l’archétype, Chloé Royer déjoue avec une intelligence sensible le piège du symbolique ; la question du féminin est en jeu mais, plus encore que la valeur de l’apparat et des codes, l’artiste retourne la problématique comme on désenclave le négatif pour révéler l’invention d’une autre existence possible.
Elle déleste ainsi la matrice de sa fonction pour en célébrer le souffle et penser en cela une véritable existence pour ce qu’elle est, pas ce qu’elle fait. Une manière, en négatif, d’affirmer la capacité de l’imaginaire à guérir notre société des assignations qu’elle institue.