Christian Marclay — Différences et répétitions
L’exposition monographique Christian Marclay qui se tient actuellement au Centre Pompidou était nécessaire pour aller au-delà de ce qu’on connait trop bien de l’artiste. C’est la première d’une telle ampleur en France. Suivant un parcours thématique et chronologique, elle est l’occasion de revenir sur l’œuvre dont la cohérence tient à sa capacité singulière à se réinventer.
Il y a enfin ces instruments de musique déformés : une guitare rose anamorphosée (Prosthesis, 2000) ou cet accordéon démesuré (Virtuoso, 2000) qui marquent les esprits par leur format atypique, et dont on a souvent vu les images reproduites ici ou là. Il est indéniable que C. Marclay fait preuve d’une redoutable efficacité visuelle et symbolique. Il sait créer des œuvres qui entrent rapidement dans notre inconscient collectif. Néanmoins, cette efficacité peut paradoxalement nuire au regard que l’on peut porter sur son œuvre. Il l’avoue lui-même : « "The Clock" a fini par être un fardeau, un “albatros” comme on dit en anglais : un tube que tout le monde veut écouter au détriment du reste de mon répertoire ».
Son et image
L’exposition monographique actuelle du Centre Pompidou était donc nécessaire pour aller au-delà de ce qu’on connait trop bien de cet artiste. C’est la première d’une telle ampleur en France (commissariat : Jean-Pierre Criqui, assisté de Annalisa Rimmaudo). Elle est sobrement intitulée Christian Marclay et suit un parcours thématique (par séries) et chronologique (les séries remontent peu à peu le temps des années 1980 à nos jours), rigoureusement « accroché ». Rien de chaotique (le rapport entre le bruit et le silence est parfaitement orchestré) alors qu’on prête à l’artiste un héritage punk acquis lors de ses années de jeunesse, à la fin des seventies, lorsqu’il fréquentait l’underground new-yorkais. De cette période C. Marclay n’a pas retenu la fureur comportementale. A l’excès des gestes, il a très vite opté pour des modes de production très méthodiques. Il y a chez lui quelque chose de protocolaire dans sa façon de travailler par série, ce qui donne une dimension conceptuelle à son œuvre.
Toutefois, l’art conceptuel de C. Marclay aurait croisé le chemin du Pop Art (par sa propension à utiliser toutes sortes d’iconographies populaires) et celui de Fluxus (par son caractère ludique et dont il a découvert l’univers grâce au groupe Écart à Genève avant de partir vivre en 1977 à Boston puis à New York). Pour C. Marclay, toutes ces voies esthétiques vont de pair avec l’esprit du bricolage dans lequel tout semblait possible dans les années 1970, quitte à devenir musicien sans jamais avoir appris à l’être. Dans cette logique, tous les sons sont bons à prendre, à remixer, triturer ou malaxer, avec une attirance particulière vers les sons éphémères ou les sons naturels, c’est-à-dire ceux que l’on produit sans forcément passer par un instrument de musique conventionnel, par accident avec son corps ou avec un quelconque objet. Car le son — comme source de l’image — est en effet la grande affaire de C. Marclay. C’est son Ut pictura musica. Mais ce qui est remarquable, c’est qu’on finit par l’oublier, ou du moins par se dire que cette obsession n’est pas un enfermement. Des années 1980 avec Imaginary Records ou Body Mix dans lesquelles il associe des pochettes de disques vinyle dans des compositions d’images créées de toutes pièces, jusqu’aux séries les plus récentes telles Scream (des visages exprimant des cris découpés dans des mangas puis agrandis et imprimés sur des plaques de contreplaqués) ou Cyanotypes (qu’il nomme aussi Memento ou All Over et qui sont composées d’empreintes de bandes magnétiques figées sur des surfaces photo sensibles), il ne cesse de se réinventer.
Ma vieille paire de ciseaux
Même s’il emploie des techniques « fait-main » ou « Do It Yourself », tout est impeccablement fait. On pourrait croire que c’est avec l’âge ou avec les contraintes du marché et de ses galeries que C. Marclay s’applique dans ce « bien-faire ». Mais non, car dès le départ il crée des formes maitrisées, comme cette grande composition (183 × 152,5 cm) de pochettes de disques de chanteuses inconnues reliées entre elles par une fermeture éclair (Incognita, 1990) dressant au bout du compte une galerie de portraits aussi anonymes qu’attractifs, le tout étant soigneusement encadré. Même ses Recycled Records qu’il commence à réaliser en 1979 (fragments de disques vinyles brisés et recomposés puis utilisés lors de performances) sont assemblés de telle sorte qu’ils puissent offrir une homogénéité sonore en cas d’écoute. « J’aime ma vieille paire de ciseaux, la colle, et faire les choses à la main »2, dit-il dans l’un de ses entretiens, même s’il rajoute que les nouvelles technologies peuvent bien sûr lui apporter un support supplémentaire. « Je pense à toutes les technologies dans leur entrelacement, mais cela implique les techniques les plus rudimentaires ainsi que les plus pointues. En tant qu’artiste il faut trouver quelque chose d’intéressant à faire chaque matin, et pour cela on ne peut pas compter seulement sur les machines ».
Cette marque de fabrique trouve son acmé dans The Beatles (1989), un oreiller de taille normale (22,9 × 45,8 × 30,5 cm) tricoté au crochet avec des centaines de bandes analogiques issues d’albums du groupe éponyme (la forme de l’oreiller faisant référence pour C. Marclay au fait que la musique des Beatles était devenue une musique confortable pour nos oreilles alors qu’elle était au départ perçue comme innovante), mais surtout avec Net (1990), sculpture composée de bandes analogiques vierges. Net flotte dans l’espace, suspendue au plafond, et ressemble à un filet de pêche. Elle impressionne par son volume qui occupe l’espace, par sa fragilité (on se demande comment elle a pu être conservée et transportée depuis 32 ans), mais surtout par la dextérité avec laquelle elle a été réalisée tant cet enchevêtrement de liens (un « réseau » justement) a nécessité de la patience et de la rigueur manuelle — les bandes magnétiques étant particulièrement fragiles. The Beatles a été confectionnée avec une amie tandis que Net l’a été par l’artiste en personne.
Décrire ce qui est entendu
Aborder ici la conservation et la restauration des œuvres n’est pas innocent car l’exposition dévoile une part archéologique, plus précisément une archéologie des médias. « C’est ce moment où une technologie est sur le point de mourir, je pense que c’est ça qui m’intéresse ». Là aussi, aucun média n’est écarté, même des hygiaphones comme dans la série des héliogravures Sound Holes (2007) constitués de ces petits trous calibrés qui permettent la circulation des sons d’un espace à un autre. Cela peut paraître insignifiant à nos yeux, mais pour C. Marclay cela ne l’est pas. Quand il réalise son totem brancusien de 260 cm de hauteur composé de milliers de disques vinyle superposés (Endless Column, 1988), c’est clairement un monument dédié à l’objet qui est érigé. Comme son titre l’indique (« une colonne sans fin »), la sculpture peut continuer à croitre (un câble qui sort par le haut laisse deviner qu’elle peut se prolonger). L’obsolescence des outils technologiques que nous utilisons y est pour beaucoup dans cette dimension archéologique, car même si C. Marclay joue sur la mémoire d’un temps passé, tous les objets que nous voyons dans l’exposition ne sont pas si vieux que cela, notamment les CD qui ont pratiquement disparu il y a à peine plus de dix ans avec l’avènement du streaming. De même, les pochettes de disque exposées ne datent pas du Paléolithique ni des premiers phonographes, et pourtant il s’agit bien d’une autre époque. Cette époque, celle dans laquelle C. Marclay a formé son regard d’artiste, est celle des années 1970 puis des années 1980 dans lesquelles le champ visuel croisait de plus en plus celui du sonore. En 1981 apparaît MTV, première chaine musicale entièrement dédiée aux clips musicaux. La musique se consomme désormais avec l’image. C’est toujours le cas aujourd’hui, sauf que Youtube a remplacé MTV.
Cette archéologie tient aussi au caractère fétichiste de l’artiste. Évidemment, collectionner ne se résume pas chez lui à une simple accumulation d’objets. L’accumulation est source de création, essentiellement par le biais de collections d’ephemera ou de partitions qui sont presque toutes exposées dans la même salle. La plus célèbre (Graffiti Composition, 1996–2002) est le fruit d’une action qu’il a menée en 1996 à Berlin où il a affiché sur ses murs 5000 partitions vierges, photographiant quelques semaines plus tard les traces laissées par les passants ou les passantes, les gestes, signes ou accidents graphiques inscrits de manière plus ou moins volontaire. Le résultat de cette collecte dictée par le hasard est composé au final de 150 planches éditées, servant de partition que plusieurs interprètes ont par la suite traduites/jouées selon le libre cours de leur imagination. Toujours dans cet esprit de partition/traduction, l’artiste a également produit Mixed Reviews (1999) (non présente dans l’exposition) qui ressemble à une sorte de long parchemin composé de multiples extraits d’articles de presse sur des concerts ou sur des disques qui décrivent selon C. Marclay « une tentative de décrire ce qui est entendu ». Comment les mots de la critique musicale peuvent-ils traduire les sons ? Formant un texte continu, Mixed Reviews doit être traduite dans la langue du pays où elle est exposée. A la suite de chaque présentation, la traduction repart de la dernière version, si bien que le texte perd peu à peu de son contenu originel pour en composer d’autres. En 2001, l’artiste confie la version initiale du texte à un comédien sourd-muet qui ne le traduit qu’en LSF pour une vidéo d’une grande expressivité mais dont le son a totalement disparu (Mixed Reviews — American Sign Language). C’est là, par sa façon de jouer avec les signes, le langage et ses interprétations que C. Marclay trouve ses accents les plus conceptuels.
Compositions en boucle
Si la collectionnite de C. Marclay oublie peu à peu l’objet et sa matérialité, elle s’oriente depuis les années 1990 vers l’image vidéo avec la réalisation de films-fleuve qui fonctionnement tous par collage et association d’images destinés à former un flot continu. Lors des premières années de la réalisation de ces films, il utilisait le logiciel Avid. Il travaille aujourd’hui avec Adobe Premiere Pro, des outils destinés au plus grand nombre. Avant The Clock, qui cette fois-ci n’est pas présentée dans l’exposition, il y a eu Telephones (1995) (des centaines d’extraits de films montrant tous des personnes en train de téléphoner ou les téléphones tels quels mais en évacuant les conversations pour ne laisser entendre que les sonneries), puis Video Quartet (2002). La notice dans le catalogue décrit cette dernière : « Une symphonie musicale et visuelle constituée d’environ 700 extraits de films, hollywoodiens pour la plupart, datant des années 1920 jusqu’au début du XXe siècle. Les séquences montrent des personnages jouant d’un instrument, chantant, criant, ainsi que des actions avec des objets sonores ». L’exposition révèle également Doors (2022), présentée pour la première fois, qui compile d’autres extraits de films avec des personnages franchissant des portes les uns après les autres. Malgré une sensation de déjà-vu, le film est tout de même assez impressionnant car ses protagonistes sont pris dans une course labyrinthique et effrénée qui ne semble pas trouver d’issue. Toutes ces œuvres sont également issues de collections d’images, d’images numériques que l’artiste stocke petit à petit dans ses ordinateurs ou disques durs, et maintenant dans le cloud.
Dans un autre registre, l’exposition permet également de découvrir trois œuvres vidéo avec des mécanismes qui leur sont propres. Surrond Sounds (2014-2015) est une installation silencieuse dans laquelle des onomatopées issues de bandes dessinées sont projetées en animation sur quatre murs de façon à ce qu’ils évoquent leur propriété acoustique. All Together (2018) présente plus de 400 Snaps publics, soigneusement organisés pour créer une composition sonore visible et audible sur 10 smartphones exposés sur un mur incurvé avec les sons qui sortent sur les haut-parleurs internes des téléphones. Subtitled (2019) ne montre de son côté que des sous-titres de films avec un morceau d’image, verticalement comme un scroll qui défile de manière régulière en jouant sur des familles de mots qui s’enchaînent là aussi les uns après les autres. Ces trois œuvres sont certes moins spectaculaires, moins iconiques que Telephones, Video Quartet, Doors et The Clock, mais elles témoignent de la volonté de C. Marclay de renouveler son vocabulaire formel, d’expérimenter les nouvelles technologies, et donc de s’ancrer dans son temps sans perdre de ses obsessions. Une œuvre intitulée Playing Pompidou (2022) est d’ailleurs proposée en extérieur du Centre Pompidou, très exactement au centre de la plazza, face au musée, où un code barre doit être scanné par les utilisateurs ou utilisatrices de Snapchat qui peuvent s’ils le souhaitent créer, sous le sceau de la réalité augmentée, une partition destinée à être partagée via un Snapcode. « J’ai transformé la façade du bâtiment en instrument de musique en enregistrant des sons prélevés à l’intérieur : une porte qui grince, un ascenseur qui coulisse, un bruit de métal… des sons qu’on ne lie pas immédiatement à de la musique (…). Mais une fois associés, ces sons produisent des sortes de compositions en boucles (…) ».
Plus anecdotiques sont les œuvres liées à la peinture. Autant Scream fait preuve d’une réelle inventivité, notamment grâce aux nervures du bois qui s’apparentent à des vibrations et aux visages saisissants des personnages qui crient, autant les autres séries ne produisent pas le même effet. Les Cyanotypes sont de belle facture mais sans réel relief. Quant aux Abstract Music (1988 — 1990) ou aux Actions (2013 — 2014), elles nous laissent plutôt circonspects. Dans la première série, l’artiste recouvre des pochettes de disques 33t de peinture dans une esthétique hyper référencée avec des compositions abstraites qui ressemblent, selon l’intensité gestuelle, à des pastiches de Sam Francis, Jackson Pollock ou Robert Motherwell. Dans la seconde, il reprend l’usage des onomatopées pour en faire des grandes explosions liquides et picturales que l’on peut souvent retrouver chez des collectionneurs qui souhaitent ajouter des touches de couleurs ostentatoires dans leur salon. Dans le dossier de presse, il est écrit qu’il s’agit là d’un « clin d’œil à l’histoire de la peinture » et que ces œuvres sont empreintes de « lyrisme et d’ironie ». On comprend évidemment que C. Marclay souhaite s’amuser à remixer tout ce qui est disponible, y compris l’histoire de l’art. Mais le jeu est plus facile ici.
Vraie / fausse continuité
Nous lui préférons son rôle de bricoleur singulier, celui qui crée en 1982 la Phonoguitar, c’est-à-dire une platine à vinyle utilisée en live comme un instrument de musique en bandoulière, « inventeur inconscient du turntablism » — selon la formule du critique musical Thom Jurek. Nous préférons aussi en C. Marclay ce « conceptuel un peu farfelu » (c’est ainsi qu’il qualifiait l’artiste Lowry Burgess, son enseignant à Boston lorsqu’il était étudiant) qui invente des formes hybrides, ce dandy expérimental qui crée ces images discordantes, ce DJ qui invite en 1993 à Berlin plus de 180 groupes de musique issus de pratiques les plus diverses dans une orchestration continue de plusieurs heures (Berlin Mix). En ce sens, C. Marclay est souvent considéré comme le digne héritier des avant-gardes du XXe siècle par son usage du collage, du mixage, des détournements, des appropriations, de l’improvisation et même de la destruction. Et pourtant, il donne aussi l’image d’un héritier trop lisse, ayant tout appris et tout compris des expériences radicales issues des dépassements de l’art, sans en reproduire le tumulte et le subversif.
Cette impression est vraie. Mais les temps ont changé depuis la fin des années 1970 et le début des années 1980. Comme l’a si bien écrit et décrit le critique musical Greil Marcus dans son ouvrage Liptstick Traces (1989), les radicalités du siècle dernier ont largement été assimilées par les punks qui sont eux-mêmes devenus un effet de contestation rapidement absorbé par toutes sortes de modes qui n’ont rien de radicales. Au moment où éclot l’œuvre de C. Marclay éclot par ailleurs le post-modernisme et la fin des grands récits, des utopies. Les vents se sont refroidis, c’est la cold wave. C’est par là même l’avènement du capitalisme cognitif qui en absorbant toutes les cultures, y compris les plus rebelles, rajoute un maillon à la chaîne de ses possessions matérielles et immatérielles. Et C. Marclay incarne parfaitement ce basculement, ces paradoxes idéologiques. Mais c’est justement cela qui le rend intéressant. Il y a chez lui un désir, assez tenace au fond, d’incarner ce remixage culturel qui symbolise la fin des années 1970. Mais contrairement à beaucoup d’autres artistes, plasticiens ou autres, C. Marclay ne se perd pas dans la confusion du remixage.
On a souvent l’habitude de dire que les expositions rétrospectives permettent de découvrir « la complexité d’une œuvre », mais ici ce n’est pas le cas. Nous découvrons au contraire sa limpidité, sa cohérence depuis quatre décennies, certes avec des œuvres plus ou moins fortes, mais toutes réunies par son intelligence esthétique et par sa façon de se réinventer tout en tricotant le même ouvrage. Nous comprenons ainsi que le principe vraie / fausse continuité temporelle et visuelle avec lequel il bâtit ses installations vidéo s’applique aussi à la manière dont il construit son œuvre. Tout n’est que rupture mais tout se tient. C’est en ce sens que l’exposition est très claire et que l’œuvre de C. Marclay, dans sa totalité, marque également les esprits, bien au-delà de ses « albatros ».
1 Archives — Christian Marclay, The Clock au Centre Pompidou, 2014 — https://slash-paris.com/fr/evenements/christian-marclay-the-clock
2 Les extraits des citations publiées dans ce texte proviennent d’un entretien réalisé par Benjamin Tainturier avec Christian Marclay publié par le quotidien AOC le 10 décembre 2022 ou d’entretiens réalisés dans le catalogue de l’exposition.