Dorothy Iannone — Centre Pompidou (Archive 2019)
Active depuis les années 1960, ce n’est qu’en 2009 qu’elle obtient sa première monographie aux États-Unis. Le parcours de Dorothy Iannone (1933), complexe, s’éclaire à la faveur du focus placé sur elle par le Centre Pompidou.
Affranchie des codes de la peinture contemporaine, Dorothy Iannone invente dans les années 1960 un monde naïf et débridé empli de codes visuels empruntés aux cultures du monde entier. À l’image des patchworks de motifs qui divisent les zones de force de ses toiles, Iannone assemble des esthétiques hétéroclites qui amorcent un voyage entre les continents. La frontalité de sa figuration, l’approximation de ses perspectives sert alors des compositions narratives enlevées où le corps, la sexualité sont autant de signes de communication, de révélations qui participent d’une nouvelle mythologie. Impudiques et girondes, ses femmes absorbent la discrimination d’une société de domination pour se faire figures enveloppantes, réduisant dans leur gigantisme toute possibilité de combat. Renversés, absorbés et sans défense, les corps des hommes sont autant de poupées dont le destin n’appartient qu’à celles qui s’en jouent.
Mais loin de systématiser un conflit entre les genres, Dorothy Iannone tend plus à les résoudre dans la fusion, à observer cette proximité, cette entité organique qui naît entre les corps. Et particulièrement ceux qui s’aiment1, s’attachant à la « relation totale » qui ordonne la topographie de l’amour. Si chaque personnage est ainsi figuré orné de ses organes génitaux en évidence, c’est d’abord par souci d’appuyer cette prise possible, cette attache virtuelle entre les corps, essence d’un rapport à l’autre dont le lien est toujours en puissance. Mais Iannone ne l’y réduit pas et ses compositions agitent tout autant les univers mentaux, usant perpétuellement de mots, de descriptions d’univers mentaux congruents à ces rapprochements, la relation devient une constellation de sentiments, de sensation et de souvenirs qui s’entrechoquent, à l’image d’une de ses premières œuvres, Lists IV, (1968), un livre d’artiste compilant les portraits de toutes les relations sexuelles qui précédèrent sa relation avec Dieter Roth, qui se poursuivra jusqu’au milieu des années 1970 et constituera un élément fondamental de son travail, devenant avec elle-même la figure centrale de son travail. De ces années passées dans un Düsseldorf bouillonnant puis aux côtés des artistes de Fluxus (dans lequel elle reconnaîtra ne pas s’inscrire fondamentalement malgré une grande proximité), Dorothy Iannone éprouvera la force d’une peinture en mutation, abandonnant toute abstraction pour plonger dans sa figuration folklorique, expressive et magique.
Une porosité explicite de la frontière avec sa vie qui fait de chaque œuvre le reflet d’un bouillonnement intérieur où chaque entreprise de l’artiste est accompagnée d’états d’âme qu’elle partage, détournant le recul nécessaire à l’œuvre en lui adjoignant, en miroir et sur le même plan, un agenda des émotions. Son Cookbook réédité chez JRP Ringier est à ce titre un délice de mise en page où les recettes soigneusement copiées côtoient des réflexions sur ses amitiés, sur ses doutes, etc. Dans cette perspective, les œuvres de Iannone ne perdent jamais de vue la possibilité d’une histoire lettrée, qu’elle soit explicitement inscrite dans le cadre de ses compositions, à l’image de l’œuvre Follow Me, présentée dans l’exposition, derrière un panneau, ou égrenée par un chant issu d’un haut-parleur, The Olympic Box.
De cette énergie et de la capacité exceptionnelle d’une artiste à même de rendre dans son œuvre une excitation qu’elle conserve intacte à l’égard de motifs, de formes et de variations autour des sentiments, l’exposition du Centre Pompidou, bien qu’assez chiche et loin de refléter le fourmillement de références et d’inventions qui la traversent, rend une justice salutaire à un œuvre qui entre particulièrement en résonance avec les expérimentations artistiques et aventures esthétiques du présent. La figure, chez elle plus qu’ailleurs, pour forte qu’elle soit, n’agit jamais dans une domination, l’autorité y est traversée de forces qui l’annulent pour composer des systèmes diffusant leur propre rationalité, d’une part magique qui en fait toute la singularité.
Éloignée d’un art féministe théorisé, son œuvre explore librement la figure de la femme, la passion du couple, glissant avec délice des symboles de puissance aux cadres tout à fait convenus de l’amour patriarcal. C’est alors dans son expressivité, dans sa capacité à se jouer des codes pour les détricoter que Iannone parvient à insuffler une force d’émancipation de la condition féminine, absorbant avec elles toutes les données du problème pour les subsumer dans une création foisonnante et foudroyante qu’il nous appartient à tous de nous emparer comme d’un exemple de liberté.
1 « The theme which would later become dominant in my work: the total relationship with the beloved ».