Mathis Collins & Paul Collins — La Criée centre d’art contemporain, Rennes
Exposées à La Criée depuis septembre, les œuvres de Mathis Collins et Paul Collins se sont faites décor de spectacle lors d’une après-midi de performances le 14 décembre qui leur ont donné un nouveau souffle. Les images filmées de l’événement Paroles, paroles, paroles, en petit comité à cause du confinement, sont aujourd’hui accessibles en ligne.
Vêtus de costumes du XVIIIe siècle, tour à tour, des trublions sont montés sur la scène imaginaire et éphémère du centre d’art entourés des panneaux de bois de Mathis Collins. Conférence, lectures, musique : les interventions ont résonné comme les différentes notes d’une partition donnant à l’exposition Mime une tonalité nouvelle, plus festive et chaleureuse. Chercheur (Rémi Baert), curatrice (Émilie Renard), comédiennes (Helena de Laurens et Esmé Planchon) et artiste-musicien (Paul Collins) ont nourri la réflexion initiée par le travail du jeune sculpteur français autour de la figure de l’artiste, de l’autorité et de l’éducation. Les images de Mathis Collins ont pris corps et voix au cœur de La Criée, implantée dans l’ancien marché aux poissons de Rennes où ont déjà résonné pendant des années les grondements du peuple. Malgré la configuration proche du white cube du centre d’art, les grands bas-reliefs, dans l’immobilité de l’exposition de Mathis Collins appelaient déjà le jeu, la fête et la foule. Le 14 décembre, elles sont devenues ce qu’elles prétendaient être : décors de foire. En témoigne en particulier la partie de tir que s’est offerte l’artiste — fusil en plastique et munitions en mousse à la main — devant son œuvre Bicornes représentant neuf chapeaux dans lesquels des cibles aux couleurs de la République tournent grâce à un système motorisé complexe.
Les intervenants ont chacun apporté leurs points de vue spécifiques, s’entremêlant dans une symphonie artistique, intellectuelle et gestuelle, mais se sont aussi glissés dans la peau de clowns de passage. « Le clown s’affranchit de la bienséance, prend la parole, n’attend pas qu’on lui donne » affirme Rémi Baert, doctorant en histoire de l’art à l’Université de Rennes 2 en cours de rédaction d’une thèse très à propos (clowns et identités : la dérision comme tactique politique). Le clown est une figure clé des œuvres de Mathis Collins qui nous sont alors apparues sous un nouveau jour. Puisant dans l’imagerie de la commedia dell’arte, des carnavals, du théâtre de rue et, plus spécifiquement, dans la culture populaire parisienne née en résistance à la « Troupe de Roi » désignée comme art officiel en 1680, le sculpteur se représente lui-même en artiste-policier dans des situations tragi-comiques : hué sur scène, surpris par la mort, derrière les barreaux, dansant sur une corde, montrant ses fesses… À la fois flic et clown : voilà comment se considère Mathis Collins, sujet multiple et interchangeable, qui a conscience que son métier peut le faire glisser vers une position d’autorité. « En tant qu’artiste, je participe autant à la transformation d’un système en place qu’à sa confirmation » avoue-t-il, lucide. Mathis Collins n’est pas dupe et c’est dans cette réalité du monde de l’art qu’il puise ses pitreries, son humour macabre, son art de la parodie. Il dévoile la façon dont la caricature de soi, pour l’autodérision puissante qu’elle nécessite, peut, si ce n’est renverser un équilibre, au moins le bousculer.
« Le clown serait-il une figure queer ? » s’interroge Rémi Baert pour clôturer sa conférence. Queer, dans ses racines étymologiques, signifie « oblique, tordu, de travers », ouvrant d’autres grilles de lecture des sociétés, plus décalées. Ce jeu de bascule du regard s’impose à nous devant les triptyques de Mathis Collins, qui peuvent se lire à deux niveaux, proche et lointain. Pour mieux scruter les détails et ne rien manquer — une goutte de sueur sur la tempe, l’inscription Guignol’s Band sur un tambour, des chiens étourdis… — on s’approche, on arpente l’image comme une bande dessinée, faisant voyager notre regard en obliques de droite à gauche, de bas en haut. Puis la taille (2 × 1,20 m) nous invite à reculer pour apprécier une vue d’ensemble. Cet aller-retour, entre macro et micro, est celui qui permet souvent une compréhension plus fine du monde, des liens inextricables entre individu et société, histoire personnelle et récit collectif. « Le clown, une figure trans ? » questionne enfin le chercheur. Transgenre, transgénérationnelle, transfrontalière… Les personnages de Mathis Collins s’amusent à ouvrir toutes les portes.
Voir les vidéos de la performance Paroles, paroles, paroles
Le recours à l’histoire du théâtre et de l’art n’est pas seulement d’ordre iconographique et narratif mais aussi esthétique. C’est cet aspect qui apparaît en premier lieu au visiteur qui, n’ayant pas forcément connaissance des références — à moins de lire la documentation de La Criée –, aura le sentiment d’une temporalité étrange. Il y a dans le travail de Mathis une magie de l’anachronisme. Face aux squelettes rappelant les peintures de James Ensor du début du XXe, aux petits personnages grotesques similaires à ceux des marges à drôleries des manuscrits médiévaux, aux décors en bois précaires, aux couleurs fanées comme atteintes par le passage du temps, on croit regarder des panneaux anciens que l’artiste aurait découverts, en grattant et frottant. Pourtant, ils nous sont bel et bien contemporains. En recouvrant les planches de tilleul de couches de teintes qu’il ponce, Mathis Collins a reconstitué l’épaisseur du temps, créé l’illusion du passé, mimant le palimpseste.
C’est sur ce point que le travail de Paul Collins se rapproche de celui de son fils, qui l’a invité à participer à cette exposition. Dans une salle attenante, tel un miroir réfléchissant, ses toiles sont empreintes d’une esthétique très différente mais qui relève aussi d’une réflexion sur le souvenir. L’artiste, musicien et enseignant en école d’art, a reproduit des pages de livres et revues qui ont marqué sa formation à Toronto. Dans la simplicité du graphisme en noir et blanc et la superposition de toiles quadrillées se lisent les manques inévitables de la mémoire. Paul Collins, au piano, a clôturé le cycle de performances par un concert à demi improvisé où les sons en direct d’une radio en ont constitué l’amorce. En enregistrant et répétant des bribes de phrases piochées dans les trames des ondes, l’artiste a fait du présent un passé aussitôt rejoué, se réinventant au fil des notes de piano. La présence de cette radio sur l’instrument massif résonnait aussi comme le symbole des réappropriations possibles d’un élève face à une culture dominante, classique et élitiste.
Car à travers le rapport de l’individu à l’autorité, Mathis Collins s’intéresse, en fin de compte, à la pédagogie. Si ce bal masqué tenu à La Criée, accessible au grand public après coup et derrière un écran, n’aura pas la portée d’un spectacle de rue intempestif donné sur des tréteaux, il s’ancre cependant dans le contexte du confinement, et d’un moment précis de cette crise sanitaire où un grand nombre d’acteurs du secteur culturel reprochent au gouvernement français de bâillonner la culture en fermant les lieux de rencontre, de partage, d’éducation et de fête. La phrase « L’interruption est toujours une échappatoire », évadée des lèvres des deux comédiennes Helena de Laurens et Esmé Planchon, sonne particulièrement juste. En parure d’arlequine, elles ont lu dans un duo finement pensé et incarné des passages du récent ouvrage Polichinelle ou Divertissement pour les jeunes gens en quatre scènes du philosophe Giorgio Agamben. Il y a eu interruption à La Criée, il y a eu liberté, invention, création. À la manière des troupes rebelles défiant le contrôle de Louis XIV par des parades ingénieuses, Mathis Collins a trouvé un subterfuge à l’enfermement.
Mais c’est surtout sur un autre terrain qu’il s’approche de l’utopie d’une lente révolution par l’art : à travers ses ateliers de création, qui lui tiennent à cœur. Depuis plusieurs années, ses workshops sont des moments à part, où il n’est pas question de faire le pitre mais de transmettre une passion et une technique, à la croisée de l’art, de l’artisanat et de la politique.
Paroles, paroles, paroles a offert une lecture réjouissante et plus approfondie de l’exposition. Le grand public, auquel La Criée ouvre habituellement ses portes sans distinction, devra se contenter d’une captation numérique. Mais le clown, lui, peut naître en tout lieu, à toute heure, de toute époque. Surveillons nos arrières.