Entretien — Bertille Bak
Présentée jusqu’au 16 décembre au musée d’Art moderne de Paris, Bertille Bak puise dans des traditions en péril la matière de riches mythologies urbaines. Poésie et approche documentaire s’entrelacent pour déjouer la précarité de populations aux marges.
Paloma Blanchet-Hidalgo : Que décrivent ces « circuits » ?
« Bertille Bak », Musée d’Art Moderne de la ville de Paris du 28 septembre au 16 décembre 2012. En savoir plus Bertille Bak : Ils explorent l’itinéraire routinier de deux collectifs qui vivent sur un même territoire. Le déplacement est vertical, menant des souterrains parisiens au ciel de la capitale. Deux projets sont convoqués dans les espaces de l’ARC. Il s’agit d’objets relevant de l’archivage sonore et de réalisations collectives associés au quotidien d’un groupe de tsiganes et d’une congrégation religieuse. Ce sont les lieux qui m’ont amenée vers ces personnes, et non l’inverse. D’un côté, une chapelle de la rue du Bac, de l’autre, le métro. Je suis partie du constat que le bruit des transports couvrait les mélodies des musiciens tsiganes. Alors, avec Notes englouties, j’ai archivé le son du métro pour déterminer les lignes les plus bruyantes, donc les plus hostiles aux accordéonistes. Ceux-ci m’ont ensuite invitée dans leur campement.Dans quelle mesure votre démarche relève-t-elle de l’ « ethno-fiction » ?
Mes vidéos ne relèvent pas d’une pure ethnologie descriptive ; elles s’articulent autour d’une envie commune, celle de témoigner de modes de vie en péril, avant l’explosion d’un groupe. J’ai pour habitude de m’immerger totalement dans le quotidien des collectifs avec lesquels je travaille. Une connaissance approfondie de leur culture et de leurs traditions est nécessaire à la préparation de mes projets. Aussi, pour Circuits, des mois entiers ont été consacrés à l’écoute de récits individuels et collectifs. Mais cette « étude préparatoire » n’a pour objet qu’une meilleure compréhension personnelle. La finalité des projets développés ne prend en compte que certains aspects, qui peuvent alors être délibérément contournés, amplifiés. L’utilisation de saynètes fictionnelles — dans Ô quatrième, notamment — vise à synthétiser la réalité d’un vivre-ensemble. L’intimité qui se tisse avec les personnes rencontrées et la compréhension de leur vécu permettent de réfléchir à la représentation de leur présent. Je souhaite leur apporter la possibilité de dire autrement ce qu’ils sont et ce qu’ils vivent, loin des définitions habituelles et de l’imagerie véhiculée par les médias.
En quoi l’artisanat nourrit-il votre pratique ?
Les créations personnelles et collectives — par exemple, les bouchons de champagne que Sœur Marie-Agnès convertit en petites poupées ou que les tsiganes assemblent en rideaux — font le lien entre les deux projets. L’ingéniosité du bricolage souligne ainsi les similitudes entre les collectifs. L’artisanat de fortune, comme la fabrication de coussins à partir d’annuaires qui, posés sur les prie-Dieu, invitent à la prière, est également un moyen de révéler des identités distinctes. Dans le cas des camouflages pour caravanes, l’enjeu était aussi d’élaborer ensemble des décors permettant de déjouer symboliquement l’exil forcé des tsiganes.
L’engagement social n’est ici que suggéré…
Oui, derrière l’humour, la métaphore et une représentation a priori naïve. Dans la vidéo Transports à dos d’hommes, les mugs, présents dans chaque habitat tsigane, rapprochent des symboles touristiques de personnalités politiques marquantes. L’activisme n’est jamais frontal : les transports sont « sur le dos des hommes », on fabrique des « trompe-l’œil anti-flics » et la parole est étouffée par les infrastructures urbaines — le vacarme des transports parisiens qui couvre les mélodies des accordéonistes n’est pas sans évoquer une récente histoire de Roms évacués par la RATP. L’angle est bien politique, mais je cherche à présenter un condensé plus poétique que contestataire. Une fable sans pathos ni revendication explicite, offrant une forme d’insoumission alternative.
Il y a quelques mois, vous avez travaillé avec Charles-Henry Fertin sur l’espace de la galerie Xippas. Cette notion structure-t-elle aussi votre pratique personnelle ?
Les machines que nous réalisons avec Charles-Henry Fertin donnent à voir un autre espace. Elles explorent la construction et la déconstruction, l’altération et l’extension du site. Circuits a de commun avec cette production de s’attacher à un territoire précis. Les collectivités ou individualités qui y vivent guident mon étude. Sans mener un travail direct sur l’espace de l’ARC, j’ai tenté de créer des résonances entre deux projets distincts pour dessiner un parcours cohérent entre les deux salles d’exposition.
Pouvez-vous présenter votre projet exposé pour le 14ème prix de la Fondation d’entreprise Ricard ?
Safeguard Emergency Light System a été réalisé en 2010. Un immeuble d’habitation du quartier de Din Daeng, à Bangkok, devait être détruit puis remplacé par un complexe commercial, laissant la population sans solution de relogement. J’ai souhaité filmer et exporter leur rébellion silencieuse. La vidéo montre l’apprentissage et l’interprétation par les habitants, à la fenêtre de l’immeuble, du plus populaire chant révolutionnaire thaïlandais.