Entretien — Pierre Vadi
Présentée jusqu’au 1er décembre, l’exposition Indice d’adhésion de Pierre Vadi à la galerie Triple V a quelque chose à voir avec ces rêves où l’on survole l’étendue d’un paysage, dans lequel le monde est ramené à une miniature dont on peut librement disposer. Ici, les indices de notre monde sont des formes simples (des plaques, des pyramides, des cubes, des tasseaux) aux teintes grises, noires, blanches et, parfois avec quelques touches d’orange, de jaune et de vert.
Timothée Chaillou : Pouvez-vous nous parler du titre de cette exposition ? Qu’est-ce qui, au final, « adhère » ?
Pierre Vadi : Les acceptions du mot « indice » sont multiples, mais je pensais à un nombre sans dimension et à l’idée d’une variable, quelque chose de relatif. Un indice est apparent et probable. C’est pourquoi, dans l’exposition, les couleurs sont moins ces « touches d’orange, de jaune et de vert » que des mirages de couleurs, les spectres iridescents d’une expérience optique liée à la lumière et au déplacement. En physique, l’adhésion est le phénomène produit par la mise au contact de deux matériaux. Le titre décrit donc le processus de fabrication des pièces en même temps qu’il semble réclamer à celui qui regarde son attention pour elles. Indice d’adhésion est finalement le déplacement de ce qui a été fait à l’atelier et qui s’agence comme un ensemble dans l’espace d’exposition.
Y aurait-il quelque chose de l’ordre du paysage mazouté ? Du paysage carbonisé ? Du paysage désolé ?
Techniquement parlant, non. Mais les plaques ou plateaux sont souvent des moulages de cartons qui produisent une surface minérale assez rugueuse et qui lui impriment cette image « pauvre ». Le carton, comme les tablettes de chocolat, que j’emploie comme coffrage pour une autre série, fonctionnent en moule perdu, lorsque la résine prend, elle se met à chauffer et le moule fond. Quant aux cartons, ils se démoulent à l’éponge. Certaines pièces sont ensuite laquées avec une seconde résine, chargée de pigments métallisés ou nacrés. Le mélange a une viscosité particulière, les pigments semblent flotter et émettre depuis le cœur du liquide. Ce sont les étapes du processus de fabrication et le côté « table rase » qui peuvent induire cette lecture paysagère. Les titres aussi, souvent, convoquent des histoires.
Régulièrement vous disposez votre production à même le sol. Quel est votre rapport au socle, au podium ?
Oui, le spectateur et mes pièces ont souvent le sol en partage, c’est un principe de délicatesse politique et c’est plus cinématographique.
Ces formes, étant au sol, auraient-elles le statut de vestiges, de restes fossilisés ? Sont-elles, à vos yeux, des formes aux repos ?
Je pense qu’elles ne sont pas si figuratives. Elles ne sont les vestiges, les restes ou les fossiles de rien, mais j’aime jouer avec les codes, et que les œuvres soient garantes à la fois de la lecture, du chevauchement et de la perte des « messages ». Il y a toujours quelque chose qui s’affirme et qui s’éteint, une sorte de clignotement ralenti qui morphe de la forme vers un sens, et d’un sens vers quelque chose de vide, qui nous ramène à l’excès maniaque du langage plastique lui-même. C’est cet excès maniaque qui m’intéresse ces derniers temps.
Quel est votre rapport au mouvement du Scatter Art ? À la production de Barry Le Va ?
J’aime son côté scène du crime, bien comprise et rejouée dans l’œuvre de Cady Noland, mais aussi, plus paradoxalement, dans l’étalagisme de Haim Steinbach.
On parle souvent d’échec pour évoquer votre production. En quoi les formes que vous produisez seraient-elles en « crises », déceptives, prises par le spleen ? Pouvez-vous évoquer leur part tragi-comique ?
Oui, les gens aussi sont bizarres. Mais pour te répondre, je pense à un morceau no wave de 1980, Holland Tunnel Dive de Implog, une longue énumération d’une vie en creux, délicieusement caricaturale : No support, No bridges to cross, No wood to burn, Nothing to learn, No soul, No love, No dinner tonight, No woman, No cry, No respect, No equal rights, No garden to hoe, No seed to sow, No food in the fridge, No TV shows, No emotion, No devotion, No trips to the ocean, No time to play, No lays, No way, No news, No blues, Nothing to lose, No soap, No car, No cigar, Leaving for the other side, Going to take a Holland tunnel dive, Oh what a ride, Going to take a Holland tunnel dive. Le texte est donné sur un rythme froid et imperturbable, le morceau est ponctué, aspiré et relâché deux fois par une longue séquence de bruit de turbine et libéré par un improbable solo de saxophone. En fait, je trouve la liste stimulante et le morceau génial, comme une bonne opération de déconstruction. J’ai emprunté à cette idée du zéro au moins deux séries : Zérophobie, des noix de coco tendues de simili cuir, argenté, noir ou serpent et Zéropolis, une collection de moulage de disque de tronçonnage.
Justement, pouvez-vous nous parler de l’unique pièce au mur, un de ces disques de meuleuse en résine colorée ?
Il s’agit d’un exemplaire de cette collection, une sorte de « picture disc » translucide, abstrait, aux couleurs acidulées. Les disques de tronçonnage et les disques vinyles partagent les mêmes caractéristiques : une forme ronde, gravée sur les deux faces, un trou central d’entraînement, une taille relativement proche. Zéropolis associe et confond les valeurs liées à la destruction à celles du pouvoir de transformation de la musique, par la modification des perceptions individuelles ou par l’évocation d’horizons plus vastes.
Pour finir, pouvez-vous nous parler des formes rondes qui s’apparentent à des serpents enroulés sur eux-mêmes ?
L’objet est en silicone, il s’agit d’une pièce souple, qui mélange cinq couleurs dans un coffrage de bois de 4,8 mètres de longueur. Son corps est un trait de bois, assez massif en son centre, qui s’affine en se rapprochant de ses extrémités. Le silicone est versé au milieu du coffrage et les couleurs se poussent, se dégradent et se mélangent successivement, produisant une sorte d’image naturalisée et chromatiquement bizarre. Pour accentuer cette impression de corps abstrait autonome, je présente cette pièce lovée sur elle-même dans la forme d’un O.