![Farah Khelil, Ombrage (Carthage), 2023 — Photographie, impression pigmentaire sur cuir Nappa découpé, vidéo, son, écran — 43 x 73 cm](https://medias.slash-paris.com/media_attachments/images/000/037/119/liliabensalah-farah-khelil-ombrage-carthage-2024_large2.jpg?1739195699)
Farah Khelil, Georges Koskas — Galerie lilia ben salah
La galerie lilia ben salah présente une confrontation fructueuse entre les artistes Farah Khelil (1980) et Georges Koskas (1922-2013) qu’elle réunit sous l’égide du concept mathématique de la topologie discrète, une notion dont la technicité ne manque pas, ici, de nourrir une profondeur sensible certaine.
À l’image de la démarche de ces deux artistes qui ne cessent de créer des détours et des déviations dans leurs pratiques pour mieux faire de leur œuvre la rencontre essentielle d’une constellation d’influences et de savoirs.
« Farah Khelil, Georges Koskas — Topologie discrète », Galerie lilia ben salah du 28 janvier au 15 mars. En savoir plus Figure historique de la peinture d’avant-garde en France (qu’il rejoint dans les années 1940 et où il expose notamment chez Maeght), Georges Koskas trompe son monde en dérivant d’un minimalisme systématisé et célébré pour son invention autant que son efficacité vers un retour à une figuration alors autrement plus conventionnelle. Loin de constituer une contradiction, les variations et expérimentations qui en suivront participent pour lui, au-delà d’un nécessaire exercice de peintre, d’un même rapport à la forme, guidé par la sensibilité de son moment d’expression. Nécessité faisant loi, sa pratique se libère des attendus et dérive entre les temps (et les époques), remettant au fil de ses séries les figures historiques et courants qui l’ont influencé avec la geste du peintre pour seule vérité chronologique.Polymorphe et érudit, l’œuvre ample de Farah Khelil (qui figure notamment parmi les nommés au Prix Drawing Now 2025) navigue entre les médiums et se nourrit de recherches littéraires et scientifiques, d’expérimentations en champs multiples (botanique, histoire de l’art, langage). Ancré dans des histoires dont elle explore plastiquement les failles et les ambiguïtés, elle décline des fragments d’une réflexion au long cours en alternant réduction et démultiplication de l’image qui en font dévier le contenu et confèrent à leur valeur d’objet une extension active. Concentré ici sur une présentation sensible et éminemment plastique de sa pratique, ses pièces illustrent sa perception du point et de la ligne, éléments fondamentaux de l’image comme autant de fenêtres à travers lesquelles se dévoilent des paysages de pensée enrichis.
En cela, derrière l’évidente proximité du motif entre les œuvres présentées des deux artistes, du point-cercle et de la prégnance des tonalités cassées, c’est bien plus une certaine fraternité de la sensibilité qui se fait jour ici. Chacun à sa manière déjoue les pièces de son jeu et dénoue les fils de son propre système, glissant, l’un au dos de l’une de ses œuvres, l’autre dans une multitude d’éléments adjoints au cadre, les voies de sortie possibles de leur propre assignation à la peinture.
Chez Koskas, les motifs font la forme et distillent leur évident magnétisme au long de compositions puissantes où couleurs, contours, formes, épaisseurs sont autant de parti-pris structurant un ensemble tenu par un ordre secret. Une évolution lisible au sein même du choix des œuvres présentées ; de la prégnance frontale du signe (le point) jusqu’à sa discrète mutation en agent de redistribution ludique, s’étirant ou s’éteignant dans des ensembles foisonnants. De la théorie au jeu en quelque sorte, de la mise en place du système à sa mise en crise par une liberté acquise.
Un passage analogue chez Farah Khelil, qui s’empare du motif du point pour en découvrir d’autres. De la partition transparente insérée dans une boîte à musique à l’éclatement de l’espace redistribué à la mesure des vides en passant par le souffle d’une grammaire au sens secret ; l’oblitération, le point de vide se fait point d’appui. Ce qui manque, ce qui est déchiré est une zone de trouble, mais aussi de liberté. Liberté de recomposer, rapiécer les éléments d’une histoire commune et d’une histoire propre, tout comme la liberté est ainsi ménagée au spectateur pour y projeter la sienne.
Pour filer la métaphore de la « topologie discrète », convoquée par le titre de l’exposition, désignant un espace dans lequel, chaque point, à rebours d’une vision d’ensemble univoque, « est un composant à part entière. Chaque point est un voisinage ouvert de lui-même », chaque trace porte en elle l’entrée en d’autres mondes.
Chacun, à sa manière, avec sa singulière discrétion, habite la peinture en même temps qu’il réfléchit et remet en cause son rapport à ce territoire. Plus équivoque chez Farah Khelil et d’autant plus personnelle, cette question de la peinture se joue par le pigment de son absence (avec l’emploi de documents imprimés) et la matière de sa présence (elle déborde, blanche et neutre de son support, et affirme sa présence matérielle dans des sculptures). Le titre de l’exposition résonne alors d’une troublante pertinence, cette rencontre, tout comme leur rapport à la peinture, procède d’une situation fragile, comme s’assurant tous deux et à tout moment la possibilité d’une évasion subtile, une fuite en silence. La peinture par effraction.
Là, dans cette discrète rencontre se constitue un lieu, celui de l’exposition, dont l’entrée comme la sortie semblent se fondre et échapper. Un miroir de notre rapport à nous-même en quelque sorte, la volonté de se définir sans jamais en avoir fini, une succession de voisinages que notre réalité fait tenir. De la connivence entre deux œuvres singulières, de l’effet de rebond entre deux manières de donner vie à l’espace émerge une présentation tournée vers le plaisir de la découverte, la célébration d’un dialogue toujours fructueux entre des pratiques dont la rencontre révèle le lien secret.
Celui d’un rapport toujours expérimental, toujours recommencé de l’artiste face l’espace qu’il se doit d’habiter, celui du rapport toujours absolu de son acte de créateur ; une topologie discrète car redéfinissant les distinctions où chaque point, chaque décision, engage un voisinage « à part entière ».