Flo Kasearu
À découvrir durant la tenue de la foire Paris Internationale 2020 sur le stand de la galerie Temnikova & Kasela, l’artiste estonienne Flo Kasearu marque immédiatement par un mélange de dérision, de mise en crise des enjeux de son époque et par un esprit d’invention visuel aussi libre que singulier.
Diplômée de l’Estonian Academy of Arts de Tallinn en peinture et photographie à l’université Tallinn et passée par l’Universtität der Künste de Berlin dans l’atelier de Rebecca Horn, Flo Kasearu multiplie les projets en valorisant le contexte de création ; saisonnalité, temporalité, espace et conditions de productions deviennent ainsi des variables fondamentales dans la réalisation d’œuvres protéiformes qui s’expriment bien souvent dans l’action, la mise en partage dans l’espace commun afin d’activer les échanges et discussions.
Sa liberté et sa capacité d’adaptation se mêlent ainsi dans des présentations totales où les œuvres s’intègrent, à la manière d’un jeu dont elle inventerait les règles, dans des contextes esthétiques singuliers. Les sculptures décoratives, disséminées dans des jardins sauvages, deviennent des ornements cyniques et drolatiques, une masse noire informe navigue dans la ville transportant avec elle le poids d’une histoire qui oscille entre difficulté à se mouvoir et menace de recouvrement. Intervention dans la ville autant que journal documenté d’un événement indicible, l’œuvre Endangered Species condense les enjeux formels et réflexifs d’une démarche hybride capable de conjuguer les temporalités (présent de la performance, durée de la documentation, permanence de la mythologie de ce « miracle ») et les représentations (le réel perturbé par la création artificielle d’une forme organique tour à tour absconse et menaçante).
Prégnante dans son œuvre, la question de la collaboration est également un moteur de sa création ; sa réinterprétation collective d’un événement historique estonien Re-enacting a Revolution, ou la création d’un espace de discussion ouvert au public autour de la mort Biopolitics en sont des exemples marquants.
Car l’œuvre de Flo Kasearu, derrière une jovialité et une invention toujours renouvelées, s’ancre profondément dans le présent d’une société estonienne confrontée à des questionnements identitaires, à une répartition des privilèges qui, comme en tout lieu, laisse saillir des inégalités liées aux genres, aux origines et aux classes sociales. Engagée dans le remise en cause de ces problématiques, l’artiste affronte concrètement la condition des femmes dans son pays, inventant un festival artistique au sein d’un refuge pour femmes battues avec Festival of the Shelter, observant les conditions de femmes entrepreneurs et les causes endémiques de leur minorité.
L’une de ses premières performances, réalisée en 2005 voit ainsi l’artiste, vêtue d’un costume traditionnel de femme estonienne poser immobile, sur un socle de sculpture, tenant en ses mains une pancarte sur laquelle est inscrite « Ma olen surnud » « Je suis mort ». L’histoire de son pays constitue ainsi un matériau dont elle use, à l’image de son intervention autour de la figure historique Lydia Koidula (1843-1886), fameuse poète et journaliste estonienne dont elle investit le musée pour en faire une protagoniste de sa propre histoire, revisitant par là-même la fonction et la nature de l’héritage dans la construction de la pensée avec Great Great Great Grandscribble Weasel.
Enfin, les nouveaux enjeux de repli identitaires, de frontières et d’enfermement se révèlent dans de nombreuses œuvres, à l’image de Fence qui voyait l’artiste employer un agent de sécurité une semaine durant pour surveiller un trou au sein de son musée, de même que Coast to Coast, une installation monumentale de containers reconvertis en bateaux de fortune échoués sur la plage évoquant la confusion des parcours terribles d’êtres humains réduits la condition de marchandises.
Engagée dans sa société comme à l’international et investie jusque dans son propre lieu d’habitation, Flo Kasearu déploie ainsi une énergie sans faille au service d’un art qui suit des chemins de traverse toujours inattendus dont la compilation fait pourtant sens et inscrit, dans la durée, une trajectoire aux allures d’art total dont le perpétuel mouvement parvient à faire cohabiter les contradictions et invente sa propre manière de dépeindre celles de son monde.