Gaëlle Choisne — Galerie Untilthen
Hybris : Chez les Grecs, tout ce qui, dans la conduite de l’homme, est considéré par les dieux comme démesure, orgueil, et devant appeler leur vengeance.
Gaëlle Choisne, plasticienne franco-haïtienne, expose une sélection d’œuvres à la galerie Untilthen à Paris jusqu’au 27 mai. L’occasion de découvrir son travail exigeant à travers une déambulation métaphorique qui mêle les thèmes du colonialisme à ceux, presque magiques, de l’être et du paraître et où le kitsh se teinte de mélancolie.
« Gaëlle Choisne — Hybris », Galerie untilthen du 24 mars au 27 mai 2018. En savoir plus Dans cet espace blanc et haut de plafond, les œuvres gardent l’espace et organisent la circulation. Circulation d’énergies, d’idées, de mémoires, de blessures, gages d’émotion aussitôt démenties, contredites, moquées. La chose peut être comme ne pas être. L’artiste aime la mise en scène parce qu’elle fait se croiser des lignes, au-delà de ce qu’elle a prévu. Les œuvres, comme elle, ont leur propre discours. Elles dialoguent, s’observent, taisent parfois leur matière. Impression charnelle, envie de toucher. Les visiteurs sont surpris par le froid d’un pan de lave. Cela pourrait être une maquette, une vue aérienne de la Terre. Cela pourrait aussi n’être qu’un décor en polystyrène, une sculpture ou une porte bouchée par ce pan rapporté. Constellation de possibilités répandue sur les murs. Montage sonore, montage visuel. S’agit-il bien d’un documentaire ? C’est un film projeté sur une sculpture. Le visiteur trempe dans un courant affectif, questionne sa propre présence jusqu’à ce que les portes s’entrouvrent comme les masques tombent. La notion de déchet côtoie celle d’accident. Le tragique se lève pour chanter.« Je pense mes œuvres comme une microsociété où chacune a droit à une deuxième vie. » Seules ou accompagnées, elles ne disent pas la même chose. L’une se chargera de l’autre. Comme des êtres vivants, les comportements s’affinent, se forment ou se déforment au gré de leur environnement conversationnel. Une partie de leur personnalité émerge ou prend de la distance. Dans un respect mutuel, ici, elles cohabitent, changent de statut, évoluent, régressent, reviennent. Les Hommes ne font pas mieux.
La mise en scène vue comme une création d’espaces fictionnels retombe sur ses pattes en permanence. Les liens sont partout, créateurs de tensions, de retournement, de pied de nez. L’organisme est vivant. Chaque cellule du mur de béton aussi, l’est. Et l’artiste de rappeler que nous avons trois cerveaux. La tête, le cœur et le ventre.
Cette mise en scène utilise l’art de la distorsion, présente dans chaque œuvre. Comme s’il ne fallait pas tout de suite se donner comme tel. Détournements et filtres sont des vecteurs de sens. Que raconte le film projeté à l’étage sinon l’histoire d’un détournement ? La bataille de Vertières, en 1803, signe la défaite de Napoléon. Le peuple haïtien gagne son indépendance, la première dans l’histoire des colonies noires, au prix d’une dette dont il ne se remet pas. Gaëlle Choisne s’empare de ce moment censuré. De cette victoire dont on ne parle pas. La distorsion de la voix mime celle de l’histoire. Un filtre la déforme. Vertières n’existe pas, c’est le titre officiel de ce film qui, en fait, n’est pas un documentaire. La voix lit des extraits de La Tragédie du Roi Christophe, d’Aimé Césaire et des textes anthropologiques. Elle est autoritaire, masculine. C’est la voix de l’artiste. Elle n’est qu’un rapport à l’autre. Elle joue.
La distorsion, c’est le dévoilement d’un mensonge. C’est un mur de cire et de sel peints en rose bonbon. C’est un déséquilibre, une ruine. Un statut en chute sur lequel on projette un film. Mais lorsque le support qui cloisonne permet la projection, il permet aussi qu’on lui tourne autour.
Faire appel aux citations. Presque des cicatrices. Visuelles, sonores, littéraires. Les citations activent des histoires possibles mises bout à bout pour éclairer une situation donnée par son reflet. La peau de chagrin, l’œuvre est pendue au plafond, rassemble des photographies de voyage sur, peu ou prou, la superficie d’une peau humaine. En Haïti, les joueurs parient sur les esprits qu’ils ont insufflés aux coqs.
Au sous-sol règne une atmosphère de tristes tropiques. Les clapotements de fontaines envahissent la pièce encombrée par une vapeur moite et des sons étranges. Les grondements déformés de vidéos en boucle complètent l’ambiance tropicale. On frôle la catastrophe. La nature va reprendre ses droits. Une peinture thermo-réactive déclenche sur les fontaines une lumière étrange. Le dispositif dégueule. La mise en scène ne peut pas cacher éternellement ce qu’elle met en scène. Elle est désormais mise à nue. Dans ce climat mélancolique, l’artifice remonte à la surface. La parole déconne. Les systèmes sont mis en branle, les images en crise. Le béton sue. Le sel laisse des traces. Il a beau cicatriser, guérir, nettoyer, il ronge. Comme cette histoire coloniale qui ne cesse d’être tue.
Dans une tension palpable, la nature et son appropriation se tiennent en équilibre. Dans les bras l’une de l’autre. Conscientes qu’un tremblement de terre détruira tout.
Sur les murs, Gaëlle Choisne a scanné des images d’archives scientifiques où l’on a mesuré des crânes, dessiné des typologies d’espèces humaines. L’homme grec, image idéale, sert d’étalon. L’artiste met ici son corps de femme, noire, en performance. Ses mains prient-elles ? « J’essaie de décoloniser la pensée occidentale. », dit-elle. Elle rappelle que la première raison d’être de l’image photographique est policière. Contrôler, maîtriser des formes de savoir, tenir des discours hégémoniques.
C’est notre perception qui est remise en question. L’œuvre d’art vient déformer une sorte de réalité plate, linéaire. Le filtre de la mémoire fait luire l’histoire et toute sa mascarade. Celui de la voix rend compte de la supercherie. Celui de la photographie souligne et met en doute la réalité. Notre perception est limitée par ce qu’on veut bien lui donner à penser. Changer les voix pour changer les voies ? Ces crânes dessinés, consignés, collectés pourraient être des vanités. Ils pourraient appartenir aux morts de Vertières, aux morts innombrables des guerres de colonisation, à notre mort prochaine.
Qu’est-ce qui amène les hommes à se sentir supérieurs aux autres espèces et aux transcendances ? Comment l’Europe est Hybris ? Certaines cultures sont-elles plus Hybris que d’autres ? Hybris. C’est le thème.