Kader Attia — MAC VAL, Vitry-sur-Seine
Le MAC VAL accueille une exposition personnelle d’envergure de Kader Attia, figure de l’art contemporain en France et lauréat, en 2016, du prix Duchamp qui, dans une mise en scène sobre, laisse éclater la force de sa fragilité et invente la mise en acte d’une pensée complexe.
Une ambiguïté superbe qui se révèle dans Les Racines poussent aussi dans le béton, l’installation éponyme de cette nouvelle exposition au MAC VAL, qui dressent des tronçons de poutres détériorées qui portent en elles les stigmates de leur réparation, de leur entretien. Une vie assumée, visible et lisible à même leur surface laissant entrevoir un souffle d’histoire indissociable de celles des hommes qui ont habité les constructions que ces morceaux de charpente ont soutenues. Marque d’histoire affective et élément récurrent dans l’œuvre de l’artiste, l’agrafe tente de contenir le désagrègement naturel des matériaux organiques, entre outil contre nature et surlignage de la désagrégation.
Se voulant ainsi une mise en perspective des histoires qui courent et s’inventent à l’écart de l’évolution « officielle » des sociétés, Kader Attia met en scène les événements satellites et les stratégies d’invention d’existences « en marge » des attendus de pouvoirs centralisés censés modeler les existences et les comportements.
À la racine donc et contre le « cours des choses », les hommes et femmes plantent dans les cadres limitant des sociétés modernes leur propre subjectivité pour perturber le cours de l’histoire en imprégnant la somme de leurs individualités au sein même des zones de relégation auxquelles ils sont soumis. Ainsi l’exposition s’ouvre sur une réflexion sur la manière dont l’architecture influence les corps, les modèle et en structure les comportements. Autour de la figure de Le Corbusier, l’invention de la ville nouvelle devient le cadre fermé d’un imaginaire qui se confronte à ces murs érigés et comme surgis du sol pour en délimiter les zones de passage, de transit et de stagnation. En dessinant les lignes et les voies à emprunter, la ville nouvelle emprisonne plus qu’elle ne libère, dans un confort d’abord qui s’étire et s’étiole, par l’abandon ensuite, jusqu’à la satiété et la violence. Kader Attia propose là des collages qui portent en eux les gémellités qui courent entre les architectures et les corps dans divers endroits du monde, soulignant les appropriations et influences des êtres comme des bâtiments sur les modes de vie. En parallèle de ces collages, le film Mélodie en sous-sol enchaîne les travellings sur les barres d’immeubles de Sarcelles, comme sorties de terre et déploie une langueur annonciatrice des tensions entre les ambitions et les limites à venir des villes nouvelles, de ces concentrations humaines que le mythe d’une autosuffisance portera rapidement vers un isolement.
Cette tension est par la suite superbement synthétisée avec l’installation Untitled (couscous) qui déjoue l’opposition entre paysage organique et fabrication sociale où la semoule dessine des dunes au sein desquelles des vides marquent l’irruption du corps social. Basée sur l’architecture de villages traditionnels ibadites algériens, cette installation laisse planer la tension entre lignes droites des hommes et infinies volutes de la nature, entre un pouvoir organisateur menacé indéfiniment d’un coup de vent qui ferait disparaître ses constructions.
La vidéo Les Héritages du corps : le corps postcolonial explore les formes d’oppression et de contrition des corps avec des interventions de créateurs, penseurs et journalistes. En s’attachant à l’histoire mais aussi à des épisodes locaux de violence (répression de mouvements sociaux dans un village d’Algérie, viol et violence de la police française dans « l’affaire Théo »), les interlocuteurs proposent une réflexion passionnante lorsqu’elle déconstruit l’acte de pouvoir comme une injonction à ne pas exister. Si la pertinence de certaines assertions peut parfois dérouter voire diffuser une globalisation des problématiques sociales sous un angle trop étroit pour en mesurer la complexité, la multiplication des perspectives orchestrée par l’artiste empêche au propos général de basculer dans une réduction univoque. Au contraire, lui-même fait intervenir d’autant plus de voix et de biais pour tenter d’enrichir le propos et d’élargir la question de la domination à des champs sociaux divers qui portent chacun leur perspective et s’unissent dans une réflexion qui abandonne le fantasme d’autorité pour tenter de se faire plurielle, « en mouvement ».
Une diffraction des entrées et des thèmes qui se déploie dans la « déchirure », qui devient ensuite l’angle conducteur de l’exposition. Passé le sas sombre qui joue en boucle un son de papier violemment déchiré, un immense espace vide se voit découpé par une barrière de sécurité, endommagée par endroits de pierres qui y sont encastrées, qui bloque le passage et gène la progression. Cette barrière, c’est celle utilisée par la ville de Paris pour condamner les espaces vacants sous les rails aériens du métro et empêcher toute installation de tentes et autres abris de fortune d’exilés et de migrants abandonnés à la rue. Outil de défense, cette barrière immobile a, dans les événements récents, scellé le vide pour forcer le mouvement et la dispersion. Un enfermement en négatif dont Kader Attia saisit les variations avec la programmation de performances capturées par une caméra de sécurité placée en hauteur. Sur le mur blanc, une inscription illisible, « Résister c’est rester invisible » est tracée à la craie blanche. Mise en abîme, cette déclaration se dissout elle-même dans sa forme tautologique et disparaît sans jamais n’être apparue. Une déclaration fantôme en quelque sorte, qui fait écho à un autre film, centré lui sur les « membres fantômes », ces membres du corps humain amputés qu’un dispositif en miroir permet au cerveau de percevoir à nouveau. Au long d’une enquête passionnante menée auprès de chirurgiens et de patients, l’artiste propose une plongée au cœur des paradoxes de la mémoire et de l’expérience. En perspective, une installation de l’artiste place deux chaussures, l’une « pour homme », l’autre « pour femme » au cœur de deux miroirs qui en reflètent l’image à l’infini, jouant sur l’ambiguïté d’une représentation normée de la vie en société, du couple homme-femme qui structure les interactions de corps. Isolées et privées de leurs jumelles, elles s’accouplent dans une litanie infinie d’images qui les accole pour n’en faire que deux parties d’un même corps.
Des fantômes que refusent de devenir les transsexuelles qui nous font face dans des posters à échelle humaine. Des corps libres qui se revendiquent « réparés » par la reconstruction d’un genre vestimentaire et qui, dans une société où le danger est aussi bien représenté par les comportements individuels que par la raison d’état et les violences policières, ont le courage d’exister dans l’intimité voire en dehors, bravant les risques et vivant une expérience visible, guérissant à leur tour l’espace public de sa vision fantasmée d’uniformité et de convenance assassine.
Le lien se fait alors entre les restes de la blessure et son effacement. Ce qui frappe chez l’artiste, c’est la constellation de voies, de voix et de résonances qui se mêlent dans la succession de ses œuvres. Avec des thèmes reconnaissables et des fils conducteurs identifiables, sa réflexion appelle toujours la mise en question, la contradiction ou, bien plutôt le refus de l’asservissement à la seule opinion, à la seule autorité. On suit ainsi l’artiste dans une quête toujours plus profonde de compréhension qui ne s’arrête jamais à une idée. Cette curiosité et cette nécessité de confrontation modèlent l’énergie fructueuse de son travail. Chaque élément devient ainsi un outil de pensée, une possibilité de métaphore pour l’imaginaire et l’invention d’un savoir qui se nourrit de toutes les expériences, de toutes les spécialités. À la manière du miroir pour les membres fantômes, Kader Attia tend un miroir à des idées nouvelles qui s’inscrivent directement dans le monde, y entrent comme par diffraction en perturbant légèrement le visible pour en offrir une image radicalement transformée.
En utilisant le symbole de la société de consommation moderne, des réfrigérateurs qu’il recouvre de tesselles renvoyant la faible luminosité de la salle, Kader Attia recrée à la main le paysage fantasme de l’accumulation des gratte-ciel de la ville américaine, une « skyline » qui s’inspire de toute la tradition moderniste de l’architecture internationale pour trouver sa forme emblématique du lieu de « tous les possibles » qui irrigue aujourd’hui l’imaginaire collectif. Objet de désir et moteur à l’imaginaire, cette concentration verticale annule le sol, l’espace épars du territoire pour en constituer une concentration en volume qui la normalise et impose son propre ordre, celui de la superposition et de l’incommunicabilité des constructions, tours érigées devenues symboles de la verticalité des échanges, préférant le « sur et le sous » au « tout contre et à l’autre ». Cette séduction indéniable de l’objet joue de sa propre ambiguïté, refusant toute condamnation définitive, elle reste une proposition que Kader Attia rend dans sa multiplicité, la déconstruisant et la remettant en scène pour forcer la pensée et les conditions nécessaires de son acceptation.
Cette installation va trouver un écho fascinant dans l’une des dernières œuvres de l’exposition avec une vidéo, Oil and Sugar, qui filme la lente dissolution de cubes de sucre dans le pétrole. Le mouvement, organique et symbolique de la rencontre de deux éléments constitutifs du commerce international brouille tout manichéisme pour fondre une matière sans nom, synthèse de principes actifs qui, dans la rencontre, coule une forme singulière, faite de leurs disparités.
Âpre et étonnamment rugueuse, l’exposition s’interdit, dans sa grande majorité, toute facilité plastique ou dimension de spectacle esthétique ou de symbolisation tapageuse. Une sobriété qui témoigne de l’attention et de la pertinence de l’évolution du travail de cet artiste résolument plus « attentif » au monde qui l’entoure qu’à l’impact de sa propre marque sur les esprits, lui dont les succès et l’efficacité du vocabulaire esthétique aurait pu porter vers un gigantisme symbolique toujours plus extraordinaire. Ce dépouillement, qui témoigne de toute l’intelligence de sa démarche est pourtant également peut-être la limite de cette exposition qui peut troubler par un certain sentiment de d’abandon, un vide que l’on pourrait vouloir voir comblé par les innombrables travaux de recherche de l’artiste, à l’image du catalogue, qui présente des dizaines de photographies de l’artiste dont l’opulence et l’accumulation offrent une plongée sensible au cœur d’un Paris du mouvement, des corps et du geste.
Pour autant, ce vide et ce minimalisme sont autant de parti-pris, renforcés par l’aspect brut des cimaises laissées en l’état et que reflète la dernière grande installation de l’artiste dans l’exposition, résolument tournée vers une économie du vide, de l’absence et pétrie de détails qui en nourrissent la complexité. De l’opposition fantasmée nature/culture à la confrontation de l’histoire et de l’intimité, de la distance du masculin et du féminin à l’ambiguïté d’une génération qui a construit un pays dont elle a pu connaître le mépris. Au sein d’une bétonnière en mouvement perpétuel sont brassés des clous de girofle qui inonde l’espace quasi-vide de leur odeur caractéristique. Entre fascination d’une saveur sud-orientale, madeleine de Proust d’une cuisine familiale et puissance anesthésique, le parfum du clou de girofle sidère autant qu’il fascine dans cette mise en scène circulaire qui épouse le sentiment du poids de nos histoires. Et plus particulièrement celle de l’artiste, qui y fait entrer ouvertement ses propres souvenirs en utilisant une bétonnière qui renvoie au passé de travailleur de chantier de son père. À ses côtés, un sac vide abandonné oppose sa fragilité à la machine rugissante et, comme désolé, témoigne également de l’impuissance face à toutes les richesses de la société. Une incursion biographique assumée et dont la monstration sans fard, accompagnée d’une notule, comme la plupart des autres œuvres, voyant l’artiste s’exprimer sonne comme une conclusion juste et ouverte de ce voyage certes rugueux, mais dont l’empathie et la douceur féroce forment la puissante liberté.
Kader Attia parvient ainsi à maintenir dans son approche ce douloureux équilibre de la pensée entre histoire de l’oppression et torsion de la domination pour écrire sa propre histoire, locale, personnelle et pourtant irréversiblement ouverte sur le monde. « Les Racines poussent aussi dans le béton » constitue alors un mot d’ordre délesté de la béatitude facile d’une société qui se rêverait capable d’avoir surmonté toutes ses inégalités dans la magie d’une fierté retrouvée par tous ses membres. Bien plutôt il dresse le constat d’un hiatus constant entre domination et résistance auquel chacun doit faire face, dans des luttes qui dévoilent leur gémellité et unissent le corps personnel au groupe social comme un appel vibrant à réinventer son identité, sans rien omettre de l’histoire, des impasses qu’elle continue de créer, à travers une pure émancipation qui peut seule en dessiner les échappatoires.