Interview Kapwani Kiwanga — Galerie Poggi
Jusqu’à la fin du mois de juillet, la galerie Jérôme Poggi présente Surface Tensions , deuxième exposition personnelle de Kapwani Kiwanga. Lauréate cette année du Frieze Artist Award, cette artiste canadienne a affirmé à travers son travail un regard singulier voire engagé, particulièrement influencé par les sciences humaines.
À l’occasion de cette exposition, l’artiste commente avec nous sa démarche et les quatre œuvres inédites qu’elle y propose, manifestes d’une réflexion sur les structures de pouvoir et la fluidité des positionnements humains.
Matthieu Jacquet : Vous avez intitulé votre deuxième exposition personnelle à la galerie Poggi Surface Tensions. Quel sens donnez-vous à ces deux termes ainsi qu’à leur association ?
« Kapwani Kiwanga — Surface Tensions », Galerie Poggi du 16 juin au 28 juillet 2018. En savoir plus Kapwani Kiwanga : De manière générale, on retrouve visuellement dans les œuvres que j’expose l’idée de surface, mais aussi de profondeur car il est question de regard, de transparence et d’opacité, de surveillance, exprimée notamment par la toile d’ombrage que j’utilise dans mes structures. Du point de vue des sciences humaines, auxquelles je m’intéresse particulièrement, j’envisage ces surfaces comme dissimulant des structures oppressantes, dominantes et asymétriques. Le titre de l’exposition évoque donc la tension qui se dégage de ces surfaces, au sens propre comme au figuré.Votre travail est particulièrement influencé par les sciences sociales, et notamment l’anthropologie comparée que vous étudiez. Quelles réflexions et/ou lectures ont inspiré la création de ces œuvres inédites et leur rencontre dans la galerie ?
Il est très souvent question dans mon travail des différentes structures de pouvoir, mais également des manières dont les gens peuvent se mouvoir, naviguer et jouir ou non d’une certaine liberté au sein de ces structures. En somme, l’asymétrie des pouvoirs est au centre de ma démarche. Dans une œuvre comme Greenbook, mon approche est plutôt historique, mais on peut comprendre à travers ce qu’elle exprime un certain aspect de l’être humain. Je me suis appuyée pour cette pièce sur le guide The Negro Motorist Greenbook, qui sortait tous les ans entre 1936 et 1966 et qui répertoriait tous les lieux où les Afro-américains étaient les bienvenus : restaurants, bars, hôtels, salons de coiffure, etc. Cela n’est pas anodin, car à cette époque-là — et même aujourd’hui — si l’on se trompait d’adresse, on prenait un risque vital. J’ai donc proposé une version simplifiée de certaines des pages du livres, où je n’ai laissé que les adresses. Il s’agirait donc dans ce cas plutôt d’une archive, témoignant des structures d’exclusion très visibles à l’époque, mais aussi d’un outil indiquant aux Afro-américains où trouver une certaine liberté dans un paysage hostile.
Vous exposez un ensemble de quatre œuvres présentant une réflexion conceptuelle sur le visible et l’invisible. Comment ces artefacts inanimés — trois structures en volumes et une série d’impressions — évoquent-ils ces corps que l’on voit, et surtout ceux que l’on ne voit pas dans nos sociétés ?
Il s’agit davantage pour moi d’activer le corps du spectateur par mes œuvres : on tourne autour d’elles, on se reflète dans les miroirs de Jalousie de même que l’on voit les autres visiteurs qui se trouvent de l’autre côté. Dans cette exposition, on est donc à la fois surveillé·e et surveillant·e : les positions dans ces schémas de pouvoir sont fluides. Mes œuvres nécessitent le mouvement du regard et du corps pour saisir des questions d’optique, avec notamment les trames du tissu qui changent, qui bougent selon notre positionnement. Par ces situations dans lesquelles ils se trouvent, les spectateurs sont amenés à penser le mouvement ou non du corps des autres. Par exemple, Greenbook les amène à réfléchir à la mobilité des populations afro-américaines dans leur propre pays, voire d’un État à un autre.
Jalousie, Three Shades et Black and Blue, vos trois installations en volume se rassemblent autour de l’expression formelle d’une même idée : celle de la paroi. De quoi nous privent ou nous protègent ces parois ?
Je conçois ces parois comme des filtres, qui laissent passer certaines choses et pas d’autres. Elles peuvent nous faire penser à des barrières, des frontières, des murs, mais dans chacune des trois se trouvent des percées. Associée à la porosité de la matière même de la toile d’ombrage pour deux d’entre elles, cela donne l’idée qu’il est possible de les traverser. L’ambivalence de ces filtres, ni complètement fermés ni complètement ouverts, et de leur matière, ni complètement transparente ni complètement opaque, provoque une tension entre les obstacles et leur possible traversée.
Œuvre centrale de l’exposition, Jalousie représente un paravent recouvert de miroirs qui met le visiteur face à sa propre image fragmentaire. Quelle place le spectateur occupe-t-il dans votre démarche artistique ?
Sa place est assez importante, et je l’aborde dans mes œuvres de différentes manières : académique, factuelle, corporelle, temporelle… Le corps est une façon pour nous de faire l’expérience du monde, c’est pourquoi les questions d’échelles comptent beaucoup dans ma manière de concevoir les espaces : je pense toujours à comment les spectateurs vont naviguer dans mes installations, d’une œuvre à l’autre. Par ailleurs, je m’intéresse beaucoup à la technologie et son évolution dans le temps : Jalousie évoque les persiennes, dont la technique permet à la fois de laisser passer l’air et de voir sans être vu, que j’ai associée à la technique beaucoup plus récente des miroirs sans tain. Le dialogue qu’instaure l’œuvre entre ces deux techniques nous amène à nous tourner simultanément vers le passé et le présent.
Surface Tensions développe une réflexion sur les points de vue : selon l’endroit où on se trouve par rapport aux œuvres, notamment Jalousie, on peut ainsi être sujet regardeur ou regardé, absent ou présent… Ce jeu traduirait-il les rapports de force entre dominant·e·s et dominé·e·s ?
Tout à fait. Il est plutôt question de positionnement que de point de vue, de comment chaque individu se positionne dans une relation asymétrique, selon qu’il domine ou est dominé. Toutefois, ces relations sont changeantes, c’est pourquoi le regard du spectateur n’est pas figé par mes œuvres, qu’il peut tourner autour d’elles et les appréhender différemment. Cela est analogue à nos relations au quotidien, où l’on occupe également des positions différentes, changeantes : on peut passer d’une classe sociale à une autre, on n’est pas toujours la personne qui domine et inversement. Ce qu’il est important de noter, c’est que cela dépend du contexte des relations dans lesquelles l’être humain navigue en permanence.
Votre quatrième œuvre exposée, Greenbook, témoigne de manière presque ethnographique d’un pan sombre de l’histoire des Etats-Unis : celui de la ségrégation raciale au XXe siècle. Quels sont les enjeux de l’évocation d’un sujet aussi épineux à travers une œuvre d’art ?
Ce sujet est une réalité, que l’on veuille l’entendre ou non. Il est d’ailleurs toujours question de positionnement et de choix dans ce cas, car soit on a le privilège de ne pas voir ce problème, soit on n’a pas d’autre choix que de le vivre, soit encore on ne le vit pas mais on choisit d’en avoir conscience. D’autre part, cela m’intéressait également dans ce cas d’étudier comment les technologies s’adaptent à leur époque. Pour Greenbook, il s’agissait d’une technologie très simple : la dissémination de l’information par un outil de communication, en l’occurrence un livret. Entre temps, cet outil a pris d’autres formes et s’est adapté à son époque. Aujourd’hui, on voit que la question de la répression mortelle des déplacements de personnes est toujours d’actualité, que ce soit dans l’enceinte d’un territoire dit « national », « municipal », ou bien entre des territoires « internationaux." Le Black Lives Matter ou d’autres mouvements récents nous prouvent d’ailleurs que ces questions n’ont pas cessé d’exister.
De manière plus générale, votre travail fait régulièrement écho aux nombreuses problématiques historiquement et actuellement vécues par les personnes racisé·e·s en Occident. L’art serait-il le médium idéal pour illustrer cette mémoire et ces expériences collectives ?
Je ne sais pas. En ce qui me concerne, c’est le langage que j’ai choisi d’employer pour communiquer et transmettre diverses idées que je trouve importantes et intéressantes (historiques, politiques, géologiques, spéculatives, scientifiques…). Pour moi, ce langage fonctionne, mais il faut encourager la pluralité des voix et des approches. Toute réflexion doit pouvoir être développée dans des domaines différents, qu’il s’agisse de l’art, du théâtre, des sciences, de la politique, de l’éducation, etc. Nous avons de nombreux moyens pédagogiques utiles et adéquats à notre disposition pour aborder ces questions. Ce qui m’intéresse dans le langage de l’art, c’est qu’il me permet de travailler sur des registres très différents en pouvant activer à la fois le corps, l’espace et les objets simultanément dans le cadre des expositions.