It Comes In Waves — Galerie Thaddaeus Ropac, Pantin
La galerie Thaddaeus Ropac de Pantin propose jusqu’au 29 septembre une exposition collective formidable de justesse et de sobriété où le dialogue entre les œuvres tisse un fil narratif secret et renversant.
Placée sous l’égide de Virginia Woolf et de Marguerite Duras, It Comes In Waves offre une exposition littéraire sans autres mots que les motifs de Valie Export, autant d’images mentales concrètes cadres et protagonistes de récits potentiels. Une condition nécessaire à la réussite de ce projet qui déjoue les attendus et nous projette, d’un thème indiciblement éculé, dans les abîmes d’un vertige inconnu. Un sujet complexe donc, traité avec beaucoup de sobriété et la gravité qui accompagne notre rapport aux forces de la nature en opérant un choix dans un corpus d’œuvres contemporaines fortes où Miquel Barcelo, auteur d’une série forte où ses bleus hypnotiques enserrent d’une intensité palpable des rades comme prisonnières. Tout est marqué ici par un mouvement figé, une sorte de stase qui fait graviter autour d’elles des souvenirs, des images, pour mieux les prendre au piège.
Une construction duale oppose une mer expressive, colorée et déchaînée contre des vagues émotionnelles, plus pensées et sous-tendues que véritablement représentées. Le choix des œuvres, amputant toute présence humaine répond à ce souhait d’offrir un portrait sensible de la mer en présence éthérée, indiciblement vivante et aux frontières ambiguës. Sujet, acteur, décor ou souvenir, son mouvement figé dans les toiles continue de faire vibrer les cimaises de à galerie. Comme son titre l’indique, les sensations ne se livrent pas en bloc, elles affleurent au gré des va-et-vient d’un spectateur encouragé, dans une palette assez sombre, à se mouvoir à son tour sur le modèle du ressac, d’arrière en avant, insensiblement déporté vers de nouvelles rives qui recèlent autant de trésors. Toutes les pièces parviennent ici à s’intégrer dans ces paysages obscurs, dépassant leur valeur initiale pour participer d’un ordre total, maîtrisé et pourtant largement ouvert, intelligent et non dirigiste.
Entre photographie et peinture, les tirages d’Elger Esser, derrière leur classicisme presque provocateur, recèlent en eux une profonde mélancolie, qui imite le fantasme romantique pour ramener finalement à la réalité brute, au réalisme d’une sensation dont son appareil photographique a été le témoin. Aux côtés de la belle série de Barcelo, ces visions agissent par vagues, la contemplation méditative se meut en une observation attentive du détail. Ici, l’expression de la mer, dont on ne perçoit qu’une infime partie, elle-même redessinée par la volonté humaine d’en faire un “paysage”, excède par sa nature et sa force cette réduction pour nous ramener vers une intensité brute et continue, imprévisible et inaltérable. _It Comes In Waves _ est alors, d’une certaine manière, un aveu de notre impuissance, une reconnaissance heureuse ou inquiétante de la force du monde. En ce sens les toiles de Pat Steir semblent révéler à leur tour cette boucle terre qui nous tient dans son giron, réduit toute aspiration à l’éternité par son éternel mouvement et nous contraint bien plutôt à y chercher, sur un plan immanent, les possibilités d’en mesurer le sens. Leur confrontation avec les œuvres d’Arnulf Reiner nous plonge dans un abîme de sentiments abstraits. A la manière d’une danse forcée par les courants sous-marins, les volutes de peinture de Steir répandent à la surface de la toile une variation vibrante d’intensité. En réponse, le minimalisme d’Arnulf Rainer enveloppe cette tension dans un vide presque perceptible où les seules touches de blanc semblent autant de souvenirs d’une issue possible à la coulée définitive.
Un rappel à la terre paradoxal orchestré à son tour dans la dernière salle par le superbe tableau d’Anselm Kiefer qui nous plonge au cœur d’un bois, au plus près d’une terre qui semble émerger de la toile pour laisser, suspendu à son sommet, une carcasse de petit objet sur roues, immobile dans sa pesanteur, menaçant et loin de se parer des atours de la légèreté qui lui a permis de se trouver là. Kiefer abandonne les atours explicites de la mer pour offrir un paysage où la quiétude d’un lac ne masque pas la violence des matières travaillées de l’intérieur. Une force sourde qui semble toujours à l’œuvre dans l’élément liquide qui, pour autant que l’homme a souhaité l’apprivoiser, reste une source d’inconnu et de doutes, comme le suggèrent l’armée de bateaux en laiton, témoin de notre fragilité autant que de notre ingéniosité, déposés à ses pieds par Wolfgang Laib. Dans ce même espace, Justin Matherly et Georg Baselitz, chacun à leur manière, décomposent le monde que l’on connaît et en renversent l’ordre ; à travers la coulure, du béton pour l’un et de la peinture pour l’autre, ils figent un état de transition, un infini extirpé de sa seule capacité de représentation.
La galerie Thaddaeus Ropac offre ainsi une exposition qui dégage une gravité sourde qui tranche avec son sujet estival et prend le parti de l’étonnement plutôt que celui du divertissement facile. Même lorsque l’expression et la force esthétique font chavirer les sens, un doute cosmique habite ces paysages qui révèlent leur nature rugueuse, complexe, la mer comme jouet de forces infinies ou puissance manipulatrice qui renverse l’ordre des éléments tout autant qu’elle en illustre la plus grande synthèse.
À l’image finalement d’une pièce telle que Moon de Not Vital qui, si elle peut nous paraître en un premier temps plus anecdotique, devient un centre magnétique appelant à elle le reflet de toutes ces marées dont la lune figurée ici devient l’instrument et non plus l’agent gravitationnel. Se jouant ainsi de l’effet miroir, l’eau se mire elle-même dans le regard pour piéger, au creux d’une toile qui le retient, le visage du visiteur Narcisse pris à rebours et devenu lui-même surface de renvoi d’un océan qui vit à travers lui.