Prix Ricard 2018 — Fondation d’entreprise Ricard
La fondation Ricard accueille jusqu’au 27 octobre, à l’occasion de son vingtième Prix, une exposition paradoxale qui, immanquablement, fait et fera penser. Face à des œuvres qui, pour nombre d’entre elles, plongent pour le moins dans la perplexité, éludent les voies d’entrée et, si elles sont porteuses de nombreuses thématiques évoquées dans les textes qui les accompagnent, n’en donnent que rarement l’indice, s’ouvrent des débats qui les traversent et les dépassent.
Pourtant toutes sont infiniment différentes et, par extension, incomparables. C’est précisément le fil de l’évidence, d’une fragilité mêlée d’assurance qui les relie, les invitant à un dialogue révélant les forces et les faiblesses. Dans cette communauté qui n’en est pas une se dessine une solidarité qui brouille la possibilité de la hiérarchie ou, à tout le moins, la rend moins opérante. C’est la force de ce commissariat qui ne cache pas sa frontalité, qui développe fraternité et sororité sans esprit de clan mais avec des intentions profondes (parfois trop évidemment) sans pour autant jouer la carte de l’explosivité, sans s’emparer de cette liberté absolue pour s’arrimer dans le désir délire que l’on attendrait. Une liberté, là encore presque paradoxale, qui bouscule les codes des catégories esthétiques, des logiques de médium, des attendus institutionnels mais se tient dans un entre-deux.
Sous ces œuvres singulières sourd une ambiguïté inattendue, la difficulté pour l’artiste de se « placer » dans le monde, de « présenter ». À travers sa sélection, Neïl Beloufa parvient à rendre ce sentiment prégnant en proposant, une fois encore, un biais totalement novateur, à l’image de son travail en général qui invente sa propre discipline, se sépare de la dualité théorique et pratique pour avancer un « faire » hors de la catégorisation. Sa dernière grande exposition au Palais de Tokyo recelait à ce titre une ambition totale qui, entre autres nombreux axes de lecture allant de la poésie à la politique en passant par l’histoire, la contre-culture voire la « sous-culture », dynamitait la notion d’exposition pour embrasser toutes les forces-formes de création disponibles-possibles. Une globalisation qui, si elle ne laisse que peu de prise à la critique, la replace au centre du jeu en lui opposant un miroir universel qui l’annule. Un jeu d’échos et de reflets que l’on peut très bien accepter de percevoir ici aussi, à travers ces démarches qui « persévèrent » dans leur singularité et l’affirment sans complexe, quitte à prendre leur distance avec l’art contemporain tel qu’il s’affirme à travers les institutions et sur le marché.
Car si des démarches paraissent plus abouties que d’autres, le sentiment général reste celui d’ouvrages en transition, assumées comme tels à la manière de « work in progress » dont l’aboutissement ne serait qu’un idéal, et peut-être même la fin. C’est alors la notion d’œuvre en elle-même qui se trouve contestée (tout en sachant que les délais de création d’une pièce pour l’exposition peut parfois être réduits et l’exercice en lui-même périlleux) et, si l’on ne se laisse pas séduire par cette référence à soi prégnante dans ces travaux, l’exposition prend des airs de vanité contemporaine auto-centrée. Reste à savoir quel soi et surtout en quoi une fois encore, Le vingtième prix de la fondation d’entreprise Ricard fait œuvre, et même œuvre utile.
D’abord parce qu’il met à l’honneur une esthétique post-forme où l’intention prend souvent le pas sur la proposition, où la transition, l’implication au travail semble plus décisive que l’œuvre produite. En ce sens, Neïl Beloufa concentre clairement son attention sur un souffle de l’époque où les stratégies collectives (qu’il s’agisse d’œuvres de groupes ou de productions individuelles inséminées dans des présentations plurielles) se confrontent à nouveaux frais à la logique d’auteur.
Arborant précisément un titre à rebours de la tradition, l’exposition est un pied-de-nez jouissif à la logique même de compétition d’œuvres. Certes donc le jury risque bien de se trouver fort désemparé face à ces démarches qui se refusent, pour la plupart, à la vision de l’œuvre traditionnelle (et que l’on aurait bien du mal à exposer en tant que telle dans un autre contexte), certes encore souffle ici une certaine propension au glissement, une réserve qui paraît placer chaque créateur dans un ailleurs aussi insupportablement « égotiste » que sincèrement, qu’essentiellement tourné vers le partage. Une frontière là encore mordue entre investissement et pur désir de miroir. L’audace est alors une constante derrière la réserve première. Il fallait certainement une figure comme Neïl Beloufa, son parcours et sa propre démarche plastique pour parvenir à articuler ces paradoxes qui, sans se perdre dans une glose « auto-justificatrice », pour sa part tout du moins, dessinent les lignes de pratiques singulières qui, si elles remettent en question nos attendus de l’art, imposent leur réalité concrète et tendent un miroir de la création contemporaine dans toute l’évidence de son résultat. Pris en tenaille entre monde globalisé, institutions sélectives et marché de l’art inique, ces créateurs d’aujourd’hui opposent une pensée kaléidoscope qui abandonne l’obsession du sujet pour le pragmatisme du projet. Une radicalité qui fuit déjà sa propre catégorisation tant sa mise en pratique semble hermétique au jugement, même elle l’annule.
Sous leur air désinvolte, les œuvres obéissant à des logiques intimes, presque émotionnelles et qui font parfois l’économie de s’inscrire dans une histoire qui les dépasse, chacun de ces travaux est plein d’un véritable investissement personnel. Un investissement qui se dévoile du côté d’un parcours individuel usant de formes comme autant d’essais. Des pratiques qui, si elles ne semblent pas toujours « élaborées », n’en sont pas moins impliquées.
Alors, même si elles sont prêtes à glisser, conservant leur logique propre, vers d’autres médiums, d’autres ambitions, elles empiètent déjà hors du domaine de l’art ; celui-là même qui ne les a pas attendues pour imposer ses propres critères de sélection et qui n’a jamais garanti leur possible développement. Sans prétendre se confondre, pour la plupart d’entre elles, avec une subversion complaisante contre les institutions, elles tracent des sillons par leur détermination même. C’est ce chiasme qui risque, en dernier lieu, de semer le doute aux yeux d’observateurs d’une génération que l’on appréhende alors avec autant d’intérêt que de crainte. Des pratiques qui, si elles n’engagent pas définitivement leur auteur ni ne semblent véritablement engagées, si elles multiplient les apories, approximations et s’éloignent de socles théoriques solides n’en sont pas moins véritablement politiques ; elles s’écrivent dans la continuité de la vie de chacun des artistes.
Ce vingtième prix Ricard porte donc en lui tous les stigmates de l’aberration ontologique. Déployé au sein d’une fondation chargée de toute la symbolique (réelle ou fantasmée) de l’art contemporain, il offre une synthèse tangible de pratiques si différentes que leur réunion porte la voix d’un mouvement de fond comme déjà prêt à glisser vers d’autres champs de la création. Une telle force qui réjouit autant qu’elle peut légitimement agacer méritait d’être abordée dans sa belle simplicité et l’on se réjouit vraiment de pouvoir s’y confronter à travers le regard d’un artiste qui, bien plus qu’en penser la scénographie, est parvenu à la mettre en scène. On se réjouit surtout de cette ambiguïté vénéneuse qui impose une marque sur son temps et ouvre des débats qui l’aideront à avancer, avec ou sans elle. L’on ne peut ainsi que saluer l’institution de la liberté qu’elle accorde à l’occasion de son prix, année après année, à des visions en prise avec les urgences créatrices de l’époque, quitte à ce qu’elles n’en cernent qu’un moment.
Edit : Liv Schulman est lauréate du 20e Prix de la Fondation d’entreprise Ricard.