Hervé Guibert — Les Douches la Galerie
Avec Les Palais des monstres désirables, Les Douches la Galerie offre une exposition sobre et bien sentie où l’accrochage simple et les petits formats préservent, sans artifices, la force de la création d’Hervé Guibert et accentuent son émotion, une occasion idéale de plonger dans son œuvre pluriel.
Photographe de l’intime, Hervé Guibert a créé un corpus indissociable de sa vie quotidienne et pourtant habité d’une extériorité sourde ; dans ses autoportraits comme ses fixations sur des objets anodins qui peuplent les intérieurs qu’il saisit se dessinent des ébauches de narrations secrètes. Comme des bases de récits à venir, ces ensembles de signes laissent divaguer l’esprit plutôt qu’ils ne témoignent ou commentent une biographie. Face caméra, son regard froid et concentré l’érige en personnage passager de ces variétés domestiques, jamais en acteur d’une auto-célébration. En ce sens, Guibert entretient avec la photographie une forme de distance habitée qui en constitue la force essentielle, un paradoxe que l’on retrouve invariablement dans cette série présentée par Les Douches la Galerie où l’on ne retrouve que deux autoportraits énigmatiques d’une pureté toujours intacte. Avec son titre envoûtant, Les Palais des monstres désirables, l’exposition ouvre à un pan thématique de son œuvre, un ensemble d’une soixantaine de tirages réalisés dans les collections de musées, de Paris à Florence.
Le texte dont elle tire son titre est un songe halluciné où des êtres sont retirés à la société et survivent, tels des chimères honteuses, à la seule faveur de la pitié, on y croise des hommes à tête de chien, de loup, des enfants à écailles. Écrit avec un style naïf et une épure d’une beauté fulgurante, il donne le ton de cette série proprement réaliste où l’aberration est bien concrète. Corps tortueux, matières organiques extraterrestres, chacune d’entre elles témoigne de ce désir de faire image et d’imprimer le doute, l’impossible dans la perception du regardeur.
Là encore, les histoires, la présence d’ « autres » animent ces mises en scène d’un Guibert tantôt maître de l’illusion et espiègle, jouant des rapports d’échelle de membres humains reconstitués, de fossiles historiques aux formes intrigantes. Dans ce noir et blanc profond, la sensualité passe par une mise à mal des attendus, une bizarrerie qui, là aussi, convoque ce double sentiment d’une « étrangèreté » à soi, au corps même démembré et une familiarité immédiate avec ces « monstruosités » qui sont autant d’objets de fascination. Qu’est-ce alors qui agite autant la curiosité ? La solitude et la liberté de pénétrer des réserves interdites peuplées de trésors inattendus, la vanité d’y percevoir formes et reliefs propices à saillir l’imaginaire ? En tout état de cause, Guibert ramène de ces voyages une esthétique de l’étrangeté qui continue d’agir, un « freak-show » qui agite les fantasmes communs de sociétés occidentales modernes fascinées par les reflets de leur propre « dégénérescence » mais bien plus le bonheur de s’y fondre, d’y ménager une place pour à son tour les habiter, en jouir comme on affirme sa propre singularité.
Guibert fait ainsi vivre des moments, les isole pour en révéler la portée sensuelle, cette perte du soi dans des paysages du quotidien où la conscience, l’existence se réinventent à l’aune d’expériences et de sensations intimes qui y seront gravées à jamais. C’est précisément alors le silence qui en donne la plus juste mesure, renvoyant le spectateur à sa propre appréhension de ces mises en scène qui alternent doute, vertiges et fantasmes. Plus donc qu’une simple exposition, le projet de Les Douches la Galerie met en lumière la démarche d’un créateur passionnant déployant une pratique de la photographie imprégnée de sentiment, d’un rapport à l’autre foudroyé d’affects qui se devine ici. Pour Guibert, critique photographique de métier, la pratique de la photo dépassait en effet largement la question de la technique, voire la question purement formelle pour s’intégrer dans la continuité de sa capacité à raconter. Raconter le réel, comme dans ses livres, en offrant une vision transfigurée, un portrait qui le dépasse, le jouxte où le démonte. Il écrira ainsi dans Suzanne et Louise : « Je crois que ce sont d’autres choses, que des objectifs, qui font les « bonnes photos », des choses immatérielles, de l’ordre de l’amour, ou de l’âme, des forces qui passent là et qui s’inscrivent, funestes, comme le texte qui se fait malgré soi, dicté par une voix supérieure… ». En cela, la démarche de Guibert apparaît totale et, loin de constituer un projet, fait s’imbriquer spontanément les médiums pour forger une langue continue, qui passe par les mots comme par les images, à l’instar même de ce roman-photo cité, Suzanne et Louise, consacré à ses grandes tantes qui mêle donc photographie, fiction, documentaire, autobiographie avec l’importance de la relation épistolaire mais aussi toute la somme de ses propres projets (un scénario abandonné transmué en texte théâtral bientôt déconsidéré par l’auteur, un projet d’exposition). Suzanne et Louise à peine achevé, lui-même en parlera comme le point de départ d’autres formes à venir, refusant en quelque manière d’en faire « œuvre » définitive. C’est une trace constante que l’on retrouve dans cette exposition et la série présentée par les Douches, cette manière d’élaborer un art de la transition, un glissement continu, tantôt violent, tantôt empreint de douceur entre les formes de création. La juxtaposition des séries dans l’exposition, la variation des angles, s’imposant gros plans et mises en scène plus larges, sujets humains aux corps de pantins et chimères se répondent pour exacerber des sentiments contrastés.
Ces souvenirs de visites nous ramènent finalement, sans pourtant s’y confronter uniquement ici, à la problématique fondamentale de l’intimité et de « l’exposé », enjeu auquel il sera par ailleurs confronté de façon abrupte après son récit dédié au décès de Michel Foucault dont il se verra accusé d’avoir divulgué sur la place publique une détresse intime ; un débat bien plus manichéen que la subtilité constante de sa démarche. Un contrecoup qui n’empêche ainsi en aucun cas son œuvre de porter en elle cette profondeur de l’oscillation des frontières, de cette vie « œuvre d’art » qui se refuse pourtant à toute position dogmatique, bien plutôt liée à la récollection des fulgurances qui nourriront ses nombreux récits définitivement entrés dans l’histoire, portant en eux-mêmes la problématique de la possibilité de leur sortie, à l’image de ces Palais des monstres désirables.