Mélanie Matranga — Villa Vassilieff
Invitée par la Villa Vassilieff, Mélanie Matranga propose du 21 septembre au 22 décembre un projet envoûtant qui s’empare du lieu avec audace, simplicité et multiplie les lignes de lecture, tout en dessinant les contours d’une création sentimentale en phase avec son temps.
La diversité des médiums, la porosité des limites entre chaque élément se conjuguent pour brouiller les évidences mais ne perdent jamais leur cohérence ; la question du lien et de sa matérialisation dans l’espace est omniprésente. Les éléments sont parcourus de lignes (fils, traits, traces) ou de forces (courants d’air, chansons, enregistrements), faisant éclore un univers qui, à défaut d’être purement organique, s’organise et tisse une toile cohérente. Les fils électriques ne sont plus ici cachés sous la moquette comme lors de précédents travaux, ils dépassent et forment autant de ligatures qui entent les cimaises, les nourrissent en énergie au sein d’un espace immobile. Ces courants invisibles qui donnent sa vibration matérielle à la lumière, aux bandes-sonores, sont des manifestations tangibles d’une « communication ». La source d’un microcosme qui, s’il nous accueille, nous précède et nous survivra, avec d’autres. L’émergence du sentiment, malgré l’absence de signes à proprement parler, est immédiate ; rejet ou acceptation par le visiteur de cet espace habitable, de cette surface que l’on définit par notre présence autant que notre progression spatiale en dit sur nous. C’est ainsi la question du silence et de la stupeur qui se pose face au premier monologue qui ouvre l’exposition. Sans visage, sans contexte, une voix déclame, constamment à la limite de perdre son souffle, un discours manifestement personnel. « Je pourrais parler de cela pendant des heures » nous dit-elle, dans un équilibre respiratoire accidenté.
Flotter dans l’air, gésir par terre. Haut et bas se confondent, la gravité s’élude face aux plantes qui s’élèvent, aux luminaires posés à même le sol et aux papiers japonais, épais et frêles à la fois, qui renversent les angles. Les matières nous enveloppent dans cette apesanteur blanche qui n’a rien pourtant d’un désir formel. Une fois encore, le travail de Mélanie Matranga s’inscrit dans une perspective de vie et donc de vieillissement. Le blanc n’est qu’une stratégie d’évitement qui inscrit un temps déjà perdu. Des insectes sont collés au mur, brisant toute possibilité de voir dans cet agencement de l’espace une ambition « décorative ». La moquette blanche ne résistera pas aux traces de pas des visiteurs, les câbles et prises multiples qui les acheminent portent les marques d’utilisations antérieures, la terre est échappée des pots de plantes vertes. Dans ce « devenir gris », l’espace se fait lui-même instigateur du sentiment, il en contient les possibles autant qu’il en porte les stigmates. Les éléments qui le peuplent sont alors autant de balises dans cet écrin abandonné et pensé pour la régression ; pas de banc, pas d’assise dans cette maison bourgeoise, simplement une moquette douce qui invite à se coucher, à s’installer ventre contre terre pour s’inventer des histoires, des architectures folles qui fleurissent des circonvolutions plastiques des câbles électriques.
Les matières se multiplient et se confondent de même que les sons s’enchevêtrent et jaillissent en une cacophonie qui nous maintient aux aguets. Cette esthétique de la débrouille, de la légèreté traduit bien plus la persévérance dans l’indétermination, l’acceptation d’un impossible absolu de la notion d’œuvre. L’assomption d’une certaine « fatigue » en quelque sorte mais qui, loin de s’abandonner à l’apathie, se nourrit de tous les éléments à portée de main pour glisser des signes, des points et des lignes de sens qui hantent, sans se révéler entièrement, chaque recoin de l’espace. C’est sans doute cette urgence oblique de taillader ses formes dans l’espace qui fait tout le sel des dessins qui accompagnent, là encore, cette exposition. Hors de portée, ils ne sont que reproduits dans le journal de l’exposition et ne figurent qu’en creux la réalisation du projet. Pour autant, leur fragilité et le sentiment de vivacité inquiète agissent comme des prises sur une installation qui nous absorbe tout entier, de la même façon qu’elle se donne. Là encore, le projet fait œuvre, l’ensemble s’inscrit dans un moment-mouvement de création. Ses silhouettes minimales semblent à chaque fois habiter les interstices des images qu’ils peuplent, laissant voir un appétit à loger dans chaque trait une histoire, à ancrer une intimité dans les failles. Car le travail de Matranga, au-delà de la question communicationnelle, est une tentative perpétuelle d’habiter le monde, de s’y forger une intimité qui pourrait rentrer en écho avec celles qu’elle imagine.
En occupant cette superbe villa, l’exposition rend la notion d’ « intérieur » proprement étrangère, rétive à toute forme d’intimité, à toute appartenance à quiconque. Malgré sa chaleur, elle reste un lieu d’habitation inhabitable, inhabité. L’intime devient alors la zone d’une absence à un quelconque soi, lieu de l’ambiguïté et du doute ; l’espace se fait sinon mental, du moins sentimental et il ne s’agit pas que d’affections positives. Au contraire, il est bien plutôt transi par le doute, par la fragilité d’un manque d’éléments tangibles qui en feraient un lieu de confiance. Il est donné mais ne peut en aucun cas être pris et l’on erre, spectre égaré dans ce parcours dépourvu de directions, de directives, si ce n’est celle, sous-jacente, d’occuper un peu plus cette maison, de participer à sa vie, de participer de sa vie. L’attention de Matranga au micro local, à la trace, au coin oublié n’a alors plus seulement trait à l’abstraction pas. Elle rejoue au contraire la poésie de la stase de la conscience face à ces non-événements, cette aptitude de l’esprit à s’abstraire à son tour de son contexte pour y retrouver le miroir de souvenirs, le torrent d’émotions intimes que l’abandon fait émerger.
Dans ses doutes, sa simplicité et son ambition totale, Mélanie Matranga fait résonner un sentiment formidablement contemporain, où l’engagement passe, bien plus qu’avec une dialectique et une posture, par une forme de narration sentimentale et une lutte dynamique avec l’imposture, avec une pudeur qui met en cause sa propre condition, qui met en crise ce sujet qu’elle est devenue. Activant la problématique fondamentale du créateur face à son discours, la question de sa légitimité, d’en « être là », elle déploie en négatif un « là » qu’elle fait proprement être. Un « là » absolu et fragile à la fois d’un art sentimental et relationnel qui pourrait bien, à mesure qu’il se développe, dessiner les contours d’un vertigineux œuvre à venir.