Jean-Michel Basquiat — Fondation Louis Vuitton
Exposition-événement de la rentrée, la rétrospective Jean-Michel Basquiat présentée par la Fondation Vuitton du 03 octobre au 14 janvier étonne, derrière les craintes d’une mise en scène à la gloire de sa propre collection, par sa sobriété et son calme.
Pour cette raison, la proximité de cette grande présentation à la Fondation Vuitton avec la dernière rétrospective parisienne du peintre peut questionner ; rien de bien novateur a priori dans ce Jean-Michel Basquiat (1960 — 1988) qui se contente, dans son programme, de proposer un parcours chronologique dans l’un des œuvres les plus emblématiques du XXe siècle et qui continue d’irradier, de par son intensité, sa cohérence et les lignes médianes qu’il a tracées, le XXIe. Incombe donc à la Fondation de prouver la pertinence d’une présentation volontairement épurée aux allures de catalogue quand sa mise en perspective, sa problématisation à l’heure de pratiques tangentes, de l’irruption toujours plus forte de la culture populaire dans la peinture auraient clairement fait écho aux enjeux du moment pour en diffuser au mieux son énergie. Au contraire donc, l’exposition fait le choix d’un parallèle silencieux avec un autre artiste décédé prématurément, Egon Schiele, qui jouit concomitamment de sa propre rétrospective dans ces mêmes lieux.
Mais l’argument peut tout aussi bien se retourner en considérant la relative méconnaissance, malgré sa diffusion à l’excès, de son œuvre (figurant encore tout récemment sur des t-shirts d’une marque de grande distribution en partenariat avec le MoMA). Une telle exposition peut bien servir de prétexte à en souligner toute la cohérence et la force pour révéler, à un public plus large, l’urgence de sa « découverte » (au cas où) et consacrer la place manifeste (bien plus sûrement) qu’il occupe dans l’histoire de l’art.
En cela, le Jean-Michel Basquiat (1960-1988) de la Fondation Vuitton étonne par un parcours moins spectaculaire qu’attendu qui, s’il est aéré et très respectueux de l’œuvre, s’étire un peu en longueur sans véritablement élever son intensité. Les tentatives de rapprochement thématiques, condensées et brusquant la présentation pour faire tenir dans des espaces réduits plusieurs toiles brisent le rythme sans pour autant faire écho à l’explosivité d’une peinture qui apparaît ici relativement sage. Une manière néanmoins d’en faire ressortir un parti-pris intéressant qui abandonne les clichés du peintre « incontrôlable » pour le traiter comme ce qu’il est, un maître de la peinture inventant son propre langage pictural autant que ses propres références, à mesure que lui-même en découvre les possibles. De même, l’exposition ne se perd pas en considérations psychologiques bancales et autres anecdotes voyeuristes dont Basquiat fut souvent la cible et qui, si elles éclairent des épisodes de création, ne les expliquent véritablement que rarement ; une simplicité qu’il faut saluer.
Quelques grands moments ornent bien entendu ce parcours avec en particulier les trois Heads réunies ici pour la première fois qui dessinent un piège du regard formidable et impriment, dès l’entrée de l’artiste dans la peinture sur toile, une fougue révolutionnaire à la liberté maîtrisée, un parfum de vie annonciateur d’une rupture du regard. Renvoyant tout autant à l’histoire de l’art qu’à l’imagerie publicitaire d’un XXe siècle qui fera de la photographie le support d’une communication directe avec la société, ses visages empreints de leurs propres ossatures dessinent des doubles vanités regorgeant de la surproduction de consommation, de l’urgence vivace des forces qui les constituent. Ils érigent en icônes monumentales ces traits « unaires » d’individus que Basquiat choisit de déconstruire, en faisant presque l’objet d’un jeu, d’un motif générateur de décors qui nous toisent et nous enserrent. De support, le « mur » symbolique se fait acteur et spectateur d’un lieu dont nous devenons nous-mêmes les figurants, renvoyés à notre petitesse dans la ville-arène.
Au-delà des figures de la pop culture et des héros de la mythologie réinventés, les œuvres consacrées à la figure du griot constituent un élément passionnant de l’exposition. Avec notamment une composition polyptique, Grillo. Mêlant toiles et coffrages pour confronter deux silhouettes à une multitude de signes et symboles issus des cultures occidentales et africaines, elle témoigne de la force plastique de digestion des formes d’un artiste qui recompose, à l’aide d’un vocabulaire hétéroclite, sa propre mythologie, ancrée dans son présent, d’une puissance à nulle autre pareille.
D’autres, en revanche, manquent totalement leur effet, on ne prendra soin de citer, dans les collaborations (pas toujours heureuses) de l’artiste avec Andy Warhol, qu’ Eiffel Tower , qui, dans sa composition comme dans son inspiration plongeront le spectateur dans un doute dont seule la localisation géographique de l’exposition donnera la raison. Ce qui n’en constitue pas moins une curiosité…
Enfin, une dernière toile singulière, visible pour la première fois à Paris vient clore cette rétrospective. Riding With Death met en scène, sur un fond presque uni, la figure du cavalier chevauchant un squelette anthropomorphe. Sa simplicité, sa frontalité et sa littéralité n’en feront certainement pas l’une des plus grandes de ce peintre de génie. Mais, dans cette réinterprétation d’un dessin de Léonard de Vinci réalisée quelques mois avant sa mort, Basquiat capture l’esprit d’une génération confrontée, à la manière d’une soudaine apocalypse, à la disparition de ses figures iconiques comme de leurs amis, au ravage du Sida et de modes de vie extrêmes qui lui confèrent une portée glaçante tant il semblait continuer d’avoir à nous dire.
Ainsi, l’exposition ne révolutionne pas le genre et semble même s’extraire de toute comparaison par exemple avec la brillante dernière exposition au Musée d’art moderne pour s’imposer dans une étonnante simplicité, une sobriété qui vient doucher les craintes d’une démarche opportuniste de la fondation que l’on pouvait nourrir. À l’image finalement de ce parcours chronologique « thématisé » qui assure une étrange atmosphère d’apaisement, un calme bienvenu, même si un peu paradoxal. Si l’on peut regretter la relative froideur d’une sélection de toiles qui ne laisse que peu de place à la surprise, cette lecture d’un Basquiat fait preuve d’une humilité qui modèlera certainement le regard à venir sur son œuvre.
Un regard définitivement bien plus centré sur sa prodigieuse force de peintre, sa capacité géniale à infuser le monde dans ses toiles que sur une fixation aveuglée par les événements qui ont émaillé sa vie, certes fascinante, mais dont la force de l’œuvre oblige à reconnaître qu’elle est loin de le résumer.