Anne-Charlotte Yver — L’ahah
L’ahah présente, jusqu’au 27 octobre, 3296, une exposition personnelle d’Anne-Charlotte Yver qui propose un dispositif paradoxal où l’écoulement du temps, à peine perceptible, se fait pourtant bien concret.
Dans un dépouillement apparent, l’œuvre d’Anne-Charlotte Yver engage une réflexion profonde autour du temps et de l’espace, de la continuité de la matière et de l’essence même de notre environnement. Diplômée des Beaux-Arts en 2011, elle invente une poétique de l’altérité qui brouille les frontières en disposant dans l’espace des formes minimalistes et matériaux hybrides qui, derrière leur « étrangèreté » absolue, sont autant d’appels au rapprochement du corps, jouant constamment du paradoxe de matières qui oscillent entre exclusion et inclusion.
Pour cette exposition, Anne-Charlotte Yver poursuit ses recherches autour de la matière en s’appliquant à transformer le béton, motif récurrent de son œuvre, en un fluide obtenu après sa rencontre avec un mélange d’acides. « Liquidant » la matière, la poussant jusqu’à sa limite en en perturbant l’essence, Yver transforme le crime en résurrection, voire en révélation. La froideur et le silence de l’installation cèlent en effet un profond sentiment de vie et d’histoire qui, jusque dans sa forme, porte le paradoxe d’une proximité avec nos corps. Un double mouvement qui introduit le déplacement, la vibration légère et la fluidité dans la pesanteur d’un béton dépouillé de son inviolabilité.
Son installation sobre laisse divaguer l’imaginaire à la poursuite de ces précipités immobiles. Les lignes s’échappent et se pourchassent au cœur du très bel espace de l’ahah. Un terrain de jeu idéal pour une artiste qui parvient, en premier lieu, à faire parler le vide. Ramené à sa forme liquide, Anne-Charlotte Yver fait du béton un élément de décoration qui défie sa propre gravité. Le béton liquéfié devient ligne pour se faire attribut de l’espace, reflet hypnotique et émancipé de ce même espace qui le contient et partage sa nature, servant ainsi, en négatif, de fond à son propre motif. Derrière ces lignes dessinées par des tubes, c’est notre appréhension de l’espace qui est mise en jeu, évaluée à l’aune des contorsions et détours imposés par ces lignes qui oscillent entre la gravité sourde du béton et la fragilité du verre.
Le motif également, empruntant au futurisme d’un monde méga-urbanisé, porte en lui la notion de temps avec les différences subtiles qui se jouent dans la répartition de la matière, où les dépôts dessinent des paysages miniatures renvoyant à la formation minérale de notre propre monde. Des strates recomposées qui continuent de vibrer, travaillées de l’intérieur par l’impossible fixation de la matière, sa nécessaire évolution au sein d’un environnement donné. La structure tubulaire fait résonner l’image de l’éprouvette et le geste initial d’Anne-Charlotte Yver devient l’avènement d’une multitude d’ « événements cosmiques » qui se jouent a minima, dans chaque centimètre carré de ces structures.
Cette forme de persévérance de l’évolution dans le silence de la matière est enfin appuyé par la continuité constante entre exposition et atelier dans son œuvre. Ici, le titre même de l’exposition, 3296 renvoie au calcul du nombre de jours nécessaires à l’érosion de la somme de béton présente au sein de son propre atelier, si d’aventure on lui appliquait le même traitement à l’acide. Un calcul aléatoire, hors-champ physiquement mais plus encore hors-champ conceptuellement tant cette projection mentale d’une liquidation de la matière renvoie à un possible concernant uniquement l’intimité professionnelle de l’artiste. Le temps de la création, le fil continu d’une recherche en mouvement s’invite au premier plan, tissant des liens secrets mais loin d’être muets avec le dispositif déployé à l’ahah. Ce dernier se donne alors comme un épisode, un « moment » d’une chronologie possible de la destruction tout en même temps que le témoin d’une démarche en mouvement, d’une réflexion qui, sous son apparente immobilité, laisse sourdre la force concrète de l’évolution, le souffle continu de l’adaptation de la matière à son environnement.
Sous ses airs de bile noire, de fluide de la mélancolie, le béton d’Anne-Charlotte Yver, allié à l’acide, n’est plus seulement une limite de notre espace mais constitue un élément qui pourrait, au risque de s’insérer en nous et de nous réduire à notre tour, nous envelopper, embrasser notre corps jusqu’à le faire fondre. En ce sens, l’artiste traduit en acte le récit de l’ambiguïté essentielle de notre corporéité, nous confrontant à un béton froid devenu entre ses mains un liquide organique invitant à l’évasion des sens, une porte dérobée ouverte sur la fusion charnelle du corps avec son environnement, ces matières synthétiques que l’homme croit employer quand il semble en partager une viscérale gémellité.
Anne-Charlotte Yver, 3296 à L’ahah, Paris, 4 cité Griset, 75011 Paris, du mercredi au samedi de 14h à 19h.