Jenna Gribbon
La peinture de Jenna Gribbon est d’abord un séisme esthétique. Empreintes d’un romantisme sensuel, ses compositions foudroient par leur efficacité immédiate, leur inscription dans l’histoire et leur modernité résolue, de plain-pied dans la beauté tourmentée des sociétés de l’image, au risque de ses contradictions. Découverte en images et en mots de cette artiste américaine née en 1978.
La congruence des œuvres de Jenna Gribbon avec les enjeux et l’esthétique d’une époque, sa mobilisation d’une beauté flatteuse et onirique ne laissent jamais de refléter une attention à la gravité contemporaine, insérant au sein de compositions classiques des collages de pensée qui les outragent et les font glisser dans une réalité bien plus vivace où l’intensité des perspectives dessine des rapports de force en acte. Avec des titres à la candeur assumée qui évoquent sa propre intimité, l’artiste construit patiemment depuis plus de quinze ans un almanach de « moments » aussi liée à l’histoire de l’art qu’à l’histoire de sa propre découverte, à l’histoire de la rencontre de son œuvre avec celle-ci, maintenant en tension cette ligne paradoxale qui la fait osciller constamment entre onirisme, anecdote et chronique éclairée et rationnelle de son temps.
Après avoir passé une enfance marquée par le dessin et la lecture de livres de science-fiction et d’histoires romantiques, Jenna Gribbon intègre l’University of Georgia où elle développe ses aptitudes à la peinture mais aussi sa capacité à se nourrir des inspirations d’une communauté créative dans laquelle elle s’inscrit pleinement. Un goût de la découverte, du partage et de la discussion qui va continuer d’irriguer la vie et l’œuvre de cette New-yorkaise d’adoption qui trouve dans le rythme effréné des rencontres une stimulation constante, co-fondant même un « club » d’artistes de tous univers basé sur l’échange et l’apprentissage, The Oracle Club. Après avoir réalisé plusieurs peintures pour le tournage du film Marie Antoinette de Sofia Coppola en 2006 et intégré l’atelier de Jeff Koons, Jenna Gribbon ne cesse, depuis près de quinze ans d’exposer dans le monde entier ses peintures au sein d’expositions collectives. Représentée depuis l’an dernier par la galerie new-yorkaise Fredericks & Freiser où elle présente en novembre 2019 un premier solo-show en son sein.
À l’image des lutteuses qu’elle se plaît à représenter à moitié nues dans la série Wrestlers, les influences d’artistes de toutes générations se bousculent dans ses œuvres, de John Sargent à Karen Kilimnik, de Fragonard à Thomas Eakins, Manet, Klimt, Matisse, le tourbillon ne cesse de s’alimenter, organisant leur rencontre conjointe avec des sujets millénaires qu’elle ancre dans la réalité contemporaine. Par le biais de l’image, du cadre photographique dont elle se sert comme canevas pour ensuite perforer les perspectives, Jenna Gribbon déploie un univers en perpétuel mouvement aux allures de symphonie des passions d’un être d’aujourd’hui, pour le monde d’hier, de demain et pour tous ceux qui le peuplent. Une qualité technique et une évidente efficacité qui se conjuguent à la liberté de l’artiste, à sa puissance d’invention et de mobilisation d’archétypes de même qu’à son goût pour une forme de beauté qui ne cache pas son classicisme. Ce paradoxe agit ainsi comme un vortex magnétisant l’ensemble de ses visions, intégrant dans chaque parcelle de sa peinture une force dramaturgique évidente.
Force d’autant plus grande que Gribbon s’empare de multiples formes artistiques pour ériger ses récits visuels, nourrissant une passion pour le cinéma et, en son sein, pour les réalisateurs français Jacques Rivette, Jean Cocteau ou Agnès Varda dont on connait la capacité, à travers la narration, à faire « image », à jouer de la caméra comme d’un regard que l’on pose sur des détails. Et, chez elle, les détails constituent autant de fils narratifs qui font vibrer le statisme des pigments, modifiant les techniques et les styles sur certaines parties de ses corps, inventant autant de perturbations dans la linéarité des mises en scène. Alternant avec virtuosité les techniques et méthodes de représentation, glissant de l’abstraction totale à l’hyperréalisme au gré des éléments qu’elle représente sur un même corps, la peinture de Jenna Gribbon impose un rythme effréné à ses toiles, jonglant d’un style à l’autre, d’un genre à l’autre en obéissant à la nécessité du sujet peinture lui-même.
Ce goût pour la variation qui imprime tout son œuvre aux multiples visages, jouissant délibérément de sa liberté pour expérimenter d’autres styles, d’autres tendances qui font de sa production une hydre polycéphale dont l’identité se défait des prétentions d’auteur omniscient et défait les préjugés virilistes du peintre pygmalion. À l’image des tableaux qui la mettent elle-même en scène, Jenna Gribbon semble toujours rapporter dans ses images le souvenir impossible d’un rêve de peinture dont elle aurait pénétré le champ. Documentant à sa manière ces traversées du miroir, on l’observe aux prises avec d’autres tableaux qu’elle habite le temps d’une création et qu’elle nous invite à peupler à notre tour. La peinture de modèles devient la modélisation de mondes peints dictant leurs propres lois, que l’artiste embrasse pour en rendre l’essence, la « pure » réalité.
Une opposition apparaît constante entre les indices de quiétude proches de la peinture romantique et l’activité incessante des modèles de la peintre. Les saynètes sont ainsi habitées d’êtres constamment en activité, qu’elle soit cérébrale ou manifestement physique. Lorsqu’ils ne parlent pas, leur absorption dans la pensée et la somme des lignes de fuite qui aimantent les regards de ses silhouettes semblent si intenses que l’on croit lire le procès d’une réflexion qui, si elle ne nous engage pas directement, nous invite à nous interroger à notre tour. Où sommes-nous lorsque nous pénétrons ces demeures aux luxures d’un autre temps, aux incohérences tout droit sorties de rêves évanescents ? De quelle beauté s’agit-il face à ces visages toujours sublimés de modèles de beauté insolents de perfection ?
C’est précisément la part de subversion jouissive de cet œuvre qui se joue des codes du classicisme esthétique en nous ayant déjà fait passer de l’autre côté du miroir pour en observer la réalité, l’activité intense qui parcourt les vies peintes d’hommes et de femmes qui n’ont alors plus rien de « modèles » mais se révèlent bien plus sujets. L’indifférence n’a pas besoin d’être triste et, si les corps sont plus que séduisants, ils ne sont en aucun cas simplement « disposés » à séduire ou jetés en pâture à la doxa du charme bourgeois, ils ne sont disposés qu’à leur propre jouissance. Leur magnétisme est leur liberté, leur indépendance. Avec sa série de lutteuses, présentée lors de son exposition When I Looked At You The Light Changed, sa peinture met en scène une combinaison sensible entre précision de corps déformés par la lutte et mutation des décors qui les accueillent en espaces inquiétants aux perspectives bancales. La lutte, la tension et la torsion de la chair deviennent des manières de trouver un point d’équilibre dans un monde où les images, dans leur abondance, tendent à camoufler leur irréalité, leur valeur de représentation.
Mêlant imagerie moderne de sensualité intime et visions célestes de chairs évanescentes, ses compositions pervertissent la liberté pour la poser à la frontière précise du malaise ; s’agit-il d’une sublimation du fantasme, de la quotidienneté des « martyrs » de la passion ou plus dangereusement d’une tentation magnétique vers le voyeurisme, nous rendant tous à la position de voyeur, que nous y trouvions ou non notre compte ?
Émerge également ici le tabou d’une sexualité qui rythme toutes les rencontres, toutes les interactions. Des liens amicaux aux cercles familiaux, des mimétismes de groupe au plaisir animal, les sujets de Gribbon rappellent continuellement à la gémellité du désir, à cette évidence que la communauté est d’abord une question de rapprochement des corps. La perspective sexuelle n’est alors qu’un filtre, un trompe-l’œil qui le magnétise pour l’attirer dans l’antre de son imaginaire, usant de codes propres à la culture patriarcale dont elle s’empare pour en faire les règles de ses jeux d’émancipation. La sexualité, célébrée autant que manipulée, mise en scène autant que détournée, n’épuise en rien (tout comme elle n’épuise rien de) ces amitiés, ces échanges et de ces luttes qui refusent leur cantonnement au simple désir de l’autre. À l’image de son Mutual Pleasure, un chien en pâmoison sous le bonheur de caresses humaines, tout s’offre ici au plaisir de tous, pour tous.
Et de fait, cette peinture qui connaît tous les codes de l’image et de la communication se déploie sur les réseaux sociaux avec la force et la continuité d’une narration impossible, renvoyant à une vie ouverte, libre et pourtant jamais portée à l’exhibition. Remplaçant furtivement le paradigme de l’auto fiction, Gribbon réalise pour de bon ce désir de faire de sa vie une œuvre d’art. Un précepte déviant certainement du sens prescrit par Foucault mais empruntant, avec son audace et son pragmatisme, une oblique dont la sincère volonté de partage et de mise en jeu de soi se goûte avec bonheur. Ceux qui font ont toujours raison. Et leur indélicatesse, leur capacité à s’émanciper de ce que nous attendions les installe plus encore dans leur force.
À l’image de cette peinture qui puise dans le baroque la matière éthérée de rêves contemporains qui, eux, n’ont plus rien de fuites vers les songes mais embrassent justement les aspirations de générations pour qui enjeux politiques, humains et sociaux passent par une pratique active de leurs idéologies, un activisme du faire. Derrière les slogans et revendications disparates (que l’on peut parfois déceler dans ses tableaux), ses images transforment concrètement les relations, les existences en érigeant un spectre du réel pensé comme une expérience à réinventer. En ce sens, ses mises en scène valent bien plus par leur faculté de capturer un esprit du temps que par la volonté d’adhésion à quelque idée que ce soit.
Derrière les stigmates du fantasme, Jenna Gribbon compose ainsi une peinture pleine des inquiétudes et des enjeux d’une réalité dont l’expérience, pour flatteuse qu’elle apparaît de prime abord, marque autant que le passage du corps à travers le miroir, scarifié de cicatrices dardantes que les éclats de verre ont creusées.