Laure Prouvost — Palais de Tokyo
Le Palais de Tokyo accueille la première exposition personnelle de l’artiste Laure Prouvost, lauréate en 2013 du Turner Prize. Événement largement attendu tant sa notoriété en France est sans commune mesure avec le pays qui lui décerna sa plus prestigieuse récompense, le Royaume-Uni, cette artiste dont la biographie, la langue et les limites de la communication et de la compréhension ont toujours nourri l’œuvre, Ring, Sing and Drink for Trespassing s’avère finalement un projet poussif, brouillon et finalement bien plus proche du reflet du miroir que de son envers.
Cette irruption de la fontaine dans l’espace avec l’eau est toutefois intéressante, elle démultiplie l’espace et le rend non-fini. Mais c’est une valeur miroir, et peut-être la limite d’une œuvre qu’on a l’impression de déranger, comme encore « en cours » et loin d’être aboutie, qui gêne car elle ne prend pas le risque du parti et remplace une narration, que l’artiste élaborait, dans ses précédents projets, sur le long cours, en accumulation de notes insaisissables qui ne résonnent pas entre elles. La nature, l’enfance, la féminité, la création, autant de thèmes passionnants qui ne rentrent pas ici en collusion et ne tissent rien d’autre qu’un filet de signes quand on aurait attendu un véritable fil, même tortueux pour apprécier le « geste » narratif.
Sous prétexte d’onirisme et de rêverie et dans un désir assumé de rester dans une perspective éclatée, on erre à la recherche des possibilités de sens qu’auraient pu faire naître la comptine qui rythme l’exposition, « Ring, Sing and Drink for Trespassing » qui s’apparente à une ritournelle creuse tant les ouvertures imaginaires que les mots apportent n’accrochent ici aucune image, aucune trame et finalement aucune histoire. Sans fiction, les multiples éléments se superposent et l’on reste tout de même à la lisière d’une vacuité bavarde, finalement beaucoup plus descriptive et en dernier lieu prescriptive, de sa propre personne que d’un monde inventé. Une autobiographie qui lasse à mesure que l’on s’enfonce dans l’exposition ; si l’on se plaît à découvrir l’histoire mythomane enjouée d’un récit impossible et l’absurde de la contamination du lieu par son envers (dont on reparlera en conclusion), on peine à voir où va le sens au-delà d’un simple catalogue de sensations formulées, de souvenirs que la performativité ne suffit pas à transformer en événements. La pudeur devient alors excès et nous projette devant ces fragments d’existence, ces affects de la mémoire certainement chers à l’artiste mais dont l’invention, leur raison d’être, se dissout dans un ensemble désert.
Et ce ne sont pas les tableaux ornés de texte à la naïveté poétique tellement surjouée qu’elle en annule la distance pour en faire des objets d’une lourdeur gênante dans leur adresse directe à un spectateur imaginaire. Spectateur qu’elle engage dans un escalier en colimaçon d’une déception aussi sauvage que volontaire. Sur le belvédère, la vue plongeante ne révèle rien et ce ne sont pas les déchets disséminés sur la structure fragile qui en augmentent la portée, l’extérieur n’entre pas dans son envers par effraction. En lien direct avec le Jardin aux habitants voisin du Palais, le dispositif ne parvient pas à en refléter l’intérêt. C’est qu’il est lui-même, une aberration et tire son absurdité, sa force poétique de son enracinement dans la ville, de sa raison d’être sans équivoque qui elle-seule parvient à créer le décalage. Au contraire de l’installation de l’artiste au sein d’un espace muséal, censée constituer une « proposition ».
À ce titre, ses personnages sculptés surmontés d’écrans vidéo sont beaucoup plus intéressants, ils nous projettent au cœur d’un inconnu qui met en jeu, pour une fois unique, notre place dans l’espace et dans le temps, se faisant seuls interlocuteurs, guides mécaniques transis, à la manière des personnages non joueurs de jeux d’aventure. Ils répétent en boucle une histoire déglinguée qu’ils embrouillent définitivement, nous y intégrant comme acteurs-victimes plus que nous fournissant le moindre conseil. Eux-mêmes ne se révèlent qu’après coup, fondus dans ce paysage torve, leurs lignes ne prennent sens qu’après détours, forçant cette fois l’œil à questionner vraiment ce qu’il perçoit non pas du monde, mais du décor qui l’entoure. C’est ainsi l’une des réflexions les plus abouties de l’exposition et qui aurait mérité une véritable insistance, une élaboration planifiée ; la place du spectateur pris dans la nasse d’un imaginaire émaillé de pièges et d’illusions aurait constitué un axe fort et véritablement « impliquant » qui seul aurait permis d’encourager sa plongée dans l’imaginaire et d’inventer, « en réaction », des modes d’habitation et de présence dans ce dispositif.
Mais le jeu de mensonges à l’œuvre dans le descriptif de l’exposition n’offre même pas l’amorce d’un jeu de piste auquel on pourrait s’accrocher, les indications et autres inventions biographiques, à commencer par la date de naissance de l’artiste laissent plus transparaître un intérêt personnel envers sa propre biographie qu’envers un public qui n’obtiendra rien de plus d’une éventuelle relation de piège qu’elle aurait pu inventer. Rien ici ne figure le « risque », ne convoque même l’intelligence de « l’autre » pour le réduire finalement à un simple témoin, perdu dans les « mèmes » visuels d’une subjectivité solipsiste.
Cette naïveté revendiquée ne va finalement pas plus loin et, si l’on est rétif à l’esthétique « cra-cra » bonheur des bois et rétro-futuriste d’une nostalgie qui ne concerne qu’une génération, difficile de trouver de nombreux éléments qui questionnent véritablement le regard. Être dans l’affect correspond plus ici à un comportement affectant l’intérêt, il faut apprécier d’abord l’artiste pour percevoir ses trouvailles qui, en elles-mêmes, ne suffisent pas à faire œuvre, à inventer, quitte à risquer l’incompréhension, l’engagement dans l’idée, restant à la lisière d’une véritable démarche, dans cette pudeur qui vire à l’arasement de toute aspérité. Une première présentation de l’artiste en institution en France qui exprime ainsi, malgré la liberté de sa forme, les limites d’un projet qui semble fuir sa responsabilité de faire « exposition », de se confronter, avec les risques que cela comporte, à l’exercice de l’articulation d’idées, de vision. Il s’agit ici plutôt de la fondation, en sourdine, d’une fantaisie gentille et d’un monde illusoire qui, quand bien même il n’éviterait aucun piège du mauvais goût, ce qui n’est pas le cas ici, figurerait une simple manifestation d’une subjectivité qui s’émancipe de toute critique objective.
C’est probablement ainsi la radicalité, la véritable intensité du geste (qui ne suppose pas une radicalisation du propos) qui manque à cette proposition, perdue et comme susurrée, à l’image des chuchotements de ses vidéos, dans les abîmes d’un oubli promis pour l’immédiat, ne gênant en aucun cas les sens, ne perturbant en rien les croyances et mettant même à mal, derrière leur accumulation qui les rend vaines, toutes les petites inventions (dont l’une assez réussie, même si elle est loin d’en être l’inventrice, d’exposer au cœur même de réfrigérateurs) qui bordent son travail. Tous ces points saillants en quelque sorte dont Laure Prouvost use en les brodant dans un canevas principal qui, à notre sens, ne trouve vraiment pas dans cette exposition au Palais de Tokyo sa meilleure articulation.
Ring, Sing and Drink for Trespassing nous place ainsi, au nom de « l’enfance », face à un onirisme fainéant, pas inspiré et surtout pas inspirant qui réduit son expansion aux limites d’un imaginaire donné, celui de l’artiste, qui ne parvient malheureusement pas à éveiller de possibles hors-champs et problématiques sinon communes, à tout le moins contagieuses. De toutes ces formes plastiques apparaît une redite de moyens de débrouille inventés dans les squats anonymes des années 90 dont l’aspect non fini, au lieu de témoigner de la précarité des conditions de production, se donne comme une esthétique dans l’air du temps, détachée et finalement inévitablement lisse. Un dispositif inoffensif et parfaitement calibré, sans prise sur le monde ni sur l’imaginaire, gentil sans être trop complaisant, spectaculaire sans être trop affirmé, précieux sans être trop propre, accolé enfin à des thèmes historiques qui le dépassent. Loin surtout, dans son incapacité à formuler sa propre étendue, sa base et ses fins, même floues, ambiguës et hétérogènes, d’imposer sa singularité.
Pour autant, nous le rappelons encore, ce n’est pas l’œuvre dans sa globalité de Laure Prouvost qui dérange ici mais le projet mené avec le Palais de Tokyo. Car, plutôt que comme le symptôme d’une génération d’artistes retournant à une régression émotionnelle autocentrée (qu’il faudrait tout de même parvenir à faire naître en remplaçant la générosité de façade par le développement de plans et de propos qui fassent sens) comme une défense face à la complexification et spécialisation des courants intellectuels autour desquels ils gravitent, nous préférons retenir l’infini potentiel de démarches ouvertes sur la narration et l’invention d’une langue. La tentative, même condamnée à l’échec de déployer un vocabulaire plastique pour envisager de nouvelles formes de récits, de nouvelles modalités de l’histoire, à l’image de ce détour initial ouvrant l’exposition et nous emmenant là où l’artiste est le plus douée, dans la marge. La bifurcation décalée d’un flux d’éléments qui nous en dévoile, de manière aussi simple que dégénérée avec un petit spectacle loufoque, l’envers, le contrepoint d’un lieu en offrant son négatif, continuant de bruire dans ses entrailles. Là les vidéos, aussi courtes qu’efficaces offrent une vraie invention plastique qui renforce l’attirance et l’affect pour parvenir à dessiner du liant, précisément en le délirant. C’est déjà beaucoup.