Le centre ne peut tenir — Lafayette Anticipations
Lafayette Anticipations accueille à partir du 20 juin Le centre ne peut tenir, une exposition de jeunes artistes. Pour sa première exposition collective, le superbe lieu manque malheureusement l’occasion de nous convaincre avec une présentation sans cohérence d’œuvres éparses.
Le texte de présentation de l’exposition est, dans ce genre de cas, toujours révélateur. Alignant des références éparses, il semble lui-même compter sur le hasard pour donner forme à son propos, reconnaissant ses propres incohérences. Comme produit hors-sol à coup de formulations spontanées, il joue sur la poétique de la sensation, sur le ressenti de l’expérience (qu’il n’explicite jamais) pour tenter de figurer un axe de recherche, qui se retourne contre lui.
Sous le titre Le centre ne peut tenir, le propos est donc de formuler, à travers l’exposition, une réflexion sur les identités et les moyens d’agir sur le monde en invoquant notre « époque de frontières en mouvement ». Sans même relever l’absence d’argument quant à cette assertion qui pourrait sans doute tout aussi bien être assénée à bien d’autres moments de l’histoire, aucune problématique ne se dégage, masquant toute pensée derrière des luttes absolument légitimes et censément auto-justificatrices. Malheureusement, cette dénonciation du manichéisme, la tension à sortir des catégorisations et l’appétence pour la différence constitue depuis bien longtemps le principe même d’une large majorité de toute démarche artistique. D’emblée donc, difficile de cerner la raison essentielle d’une telle sélection d’artistes. La sévère disparité et l’incohérence semblent inscrits dans le titre lui-même, sujet à une multitude d’interprétations, ce qui est loin d’être un handicap mais apparaît ici comme un palliatif bien senti (et référencé car emprunté au poète William Butler Yeats) à une thématique intellectuellement faible car absolument transposable à tout questionnement, celui du centre et de la périphérie. Mais ici, on ne sait quel centre pose question sinon celui le plus vague et général, le plus pratique lorsqu’on décide de ne pas se risquer à définir ses concepts. Difficile de penser qu’il ait fallu quatre commissaires pour, en glissant si intensément autour de questions probablement intéressantes pour eux, aient réussi à toucher l’exact contraire de leur discours.
L’opposition à un « centre » est alors illusoire et le soin, l’empathie, l’attention, des artistes invités absolument impossible à comprendre et, par là même, à réfléchir. Au lieu de tenter de bouger les lignes, d’emprunter des chemins de traverse, Le centre ne peut tenir répète sans complexe, en la reformulant sans la problématiser, l’évidence de la geste artistique, à savoir questionner la notion même de catégories. Désigner de nouveaux « bons » sans évidemment prendre soin de choisir les « mauvais » ; difficile alors de ne pas sortir de la dichotomie qu’elle souhaite elle-même abolir, tentative dont on ne peut pourtant, à titre personnel, que souscrire. Encore faut-il inventer un vocabulaire, une langue ou une expérience qui tentent d’en élaborer la possibilité de transmission, voire simplement le partage.
L’intervention de l’architecte Andres Jaque est à ce titre symptomatique ; ne parvenant pas à s’approprier ces plans de la pensée avec un niveau de références tout de même assez faible, l’exposition enjoint, par son entremise, le public à habiter l’exposition via ses événements liés, prétexte indiciblement vu et revu qui commence à ressembler plus à une tactique de communication habile via la démultiplication « événementielle » qu’à une véritable appropriation et invention de l’espace construit. La thématique étant de toute manière mieux élaborée à d’autres moments de l’histoire, elle apparait, précisément lorsqu’on abandonne la possibilité de narration, de proposition et d’invention, essentiellement séparée de l’acte artistique ; l’appel à participation n’est pas nécessairement une refondation de la démocratie.
Au lieu de jouer, de profiter des différences plastiques de pratiques artistiques différentes, la scénographie fainéante aligne sur les trois niveaux ses œuvres à la suite, obéissant au médium choisi par l’artiste plus qu’à toute logique de monstration. L’exposition n’a aucun sens de visite, assurément, les pièces vivent seules, pour peu qu’elles existent vraiment. Ici, la faute est loin de revenir uniquement aux artistes mais bien dès les prémisses d’un projet boiteux. Certains sortent même leur épingle du jeu, mais à quel prix tant les propositions qui les jouxtent apparaissent indépendantes, au cœur d’un lieu d’art qui porte lui-même les insignes de ce qu’elles paraissent problématiser. Pour l’abandonner finalement dans une remise en cause de la société en général… Loin de penser que le logo Lafayette n’ait pas sa place dans le monde de l’art, sa notoriété, son histoire et les valeurs de son groupe sont tout de même des signes d’une évidence à prendre en compte lorsqu’on élabore un projet en son sein, quitte à le désavouer. Objectif dont on ne peut même pas blâmer l’institution de censure tant elle paraît pointilleuse sur la liberté donnée aux artistes. Reste à savoir s’emparer de cette liberté.
Une audace loin de caractériser des œuvres qui ne communiquent nullement entre elles, ne laissant aucune prise, même formelle à la possibilité d’un affect au moins esthétique. Le matériel, les textes et présentations ont beau se démultiplier, le cercle continue de s’épaissir et l’on se sent toujours plus perdu à mesure que l’on brasse les thèmes abordés par les artistes, étalant pour certains des associations de formes sans aucune velléité plastique et d’autres assénant des constats sociaux toujours aussi terribles qu’ils piègent dans leur propre expérience et dont le sentiment domine qu’ils les découvrent sous nos yeux, incapables de les mobiliser pour en offrir une lecture transversale. Ils n’en sont, heureusement, pas les seuls porte-voix. Savoir-faire, liberté, domination technique et sociale, certes tout est lié mais ici rien ne s’impose et rien ne dégage même un horizon lisible ou à défaut, une énergie commune. Malgré la générosité et l’ouverture de l’architecture du bâtiment, ces œuvres mal choisies semblent jouer les unes contre les autres et si l’on ne doute pas de l’investissement réel de la fondation auprès d’artistes qui sont encouragés à inventer (sur place pour la plupart) pour conserver ensuite leurs pièces, on peine à comprendre à qui ils s’adressent. Certaines revendiquent un héritage historique mais toutes se perdent en une démarche qui prend le pas sur le résultat final sans pour autant mettre à profit un quelconque plan d’invention collective.
Comme témoin abandonné sur le champ d’une recherche en cours, le spectateur désarçonné ne peut compter que sur son investissement auprès d’une des pratiques présentées à laquelle il doit adhérer a priori pour profiter de pièces qui paraissent ici silencieuses et muettes, évidées de tout écho qui en prolongerait le signal. Mais hors de tout contexte problématique, de toute véritable « exposition », l’évidence de leur monstration et les lignes qui les bordent ne suffisent pas pour imposer leur sens. Sans évoquer même la question des publics, confrontés à un film sans sous-titres (qui constitue d’ailleurs l’une des rares réussites de la présentation, réalisée par l’artiste Lucy Beech), ou à une plongée dans le noir complet, un procédé définitivement rébarbatif, pour écouter une simple bande-son qui est loin de mettre en valeur le travail qui a précédé son élaboration. Privée de ligne directrice, l’exposition se mue en une multitude de statements dont les CV de ceux qui les formulent sont la seule autorité, un constat désarmant et paradoxal face à la générosité de certaines propositions qui, si elles ne réussissent pas toutes sur un plan plastique, recèlent toutes une implication qu’on ne peut que saluer.
Des défauts de jeunesse d’une institution qui se cherche encore, un écrin somptueux mais difficile à habiter dont les discours, formules et intentions sont certes bonnes mais, loin de s’appuyer sur une problématisation tangible et réfléchie, ratent leur principale cible, celle du public. Car au final, l’exposition ne laisse aucune image, aucun relief, aucune aspérité, elle se parcourt avec une rapidité rare, pareille à une logique de foire, sans aucun liant ni sensation d’emprise. S’il faut toujours se méfier des réactions spontanées, le désintérêt criant et l’impossibilité même pour ses premiers visiteurs de formuler même un avis témoigne de l’échec d’une présentation qui ne valorise en rien le résultat du travail engagé par ses artistes ainsi que celui de la fondation. Le centre ne peut tenir peut bien se prolonger sur Internet, tenter de réinventer la continuité avec la mise en chantier d’un objet catalogue, on s’interroge sur la possibilité du public de revenir en cerner l’évolution, l’exposition se cantonnant elle-même au rôle d’objet non fini en attente de ses mises à jour.
On avait quitté la fondation avec une belle exposition de préfiguration, Faisons de l’inconnu un allié, qui laissait présager du meilleur dans un bâtiment abandonné dont l’audace de la présentation alliait intelligence et accessibilité, on la retrouve empêtrée dans une exposition sans direction où la métaphore filée de son titre vire à la radicalité nihiliste, abandonnant tout socle de pensée pour organiser un parcours aléatoire, insensible et insensé qui dessert malheureusement tous ses participants. Plus encore, l’espace, magnifique et modulable, annonce d’ores et déjà des modifications d’agencement, preuve s’il en est du peu de cas de la pratique scénographique à l’œuvre ici et de la lourdeur du processus discursif mis en place pour tenter de la justifier. Des artifices qui ne rendent pas les pièces plus vivantes mais risquent bien au contraire de les noyer un peu plus dans leur solipsisme, jetées-là comme par un cadavre exquis intérieur. Une note positive tout de même qui enjoint à préserver sa curiosité à l’égard de cette institution en construction, l’exposition parvient heureusement à révéler quelques noms avec une ambition clairement affichée de passer les frontières pour les présenter en France. Un optimisme qui nous aidera à surmonter cette déception de percevoir de bonnes intentions théoriques aussi malencontreusement contredites par leur manque de cohérence.