Les Nouveaux Commanditaires — Faire art comme on fait société
Conçu comme un recueil de textes traitant des projets menés par les Nouveaux commanditaires, un programme de mise en relation entre commanditaire d’une œuvre d’art (qui peut être un groupe d’intérêt particulier, association ou encore conseil municipal), artiste et médiateur, Faire art comme on fait société est, autant le dire, un ouvrage fondamental que chaque artiste, chaque étudiant en histoire de l’art et même chaque citoyen doit lire.
Car de cette entreprise initiée par la fondation de France semble émerger une mise à l’épreuve concrète de questions théoriques qui n’ont cessé d’agiter l’histoire de l’art tout en misant sur des artistes aux visions radicales à l’image de Christian Boltanski, Alain Bublex, Harun Farocki, Sylvie Fleury, Gloria Friedmann, Bertrand Lavier, Claude Lévêque, Anita Molinero, Olivier Mosset ou encore Valérie Mréjen parmi tant d’autres. Des questions modernes sur la place du sujet dans la création, de la possible disparition de l’auteur jusqu’aux modalités de vie et de conservation d’une œuvre d’art en passant par l’opposition des financements public et privé, les 47 contributions d’auteurs venus d’horizons différents réactivent au travers de témoignages, réflexions, entretiens et essais, les problématiques essentielles de la place de l’art, de l’artiste et du spectateur.
Une réflexion de fond extraordinaire qui ne fait rien comme les autres. Loin des modèles habituels qui reviennent sur leurs actions en les jugeant à l’aune de leurs réalisations, Faire art comme on fait société explore, à travers les témoignages de ses nombreux participants, les processus et problématiques inhérents à cette démarche inédite de création d’un patrimoine commun, initié par des particuliers. La très belle phrase de Thomas Schlesser qui introduit l’ouvrage en rappelant qu’au sujet du projet les « Nouveaux commanditaires », « l’événement ne fut pas tant l’avènement (comme le préconise bêtement le rythme médiatique) que la pérennisation » marque d’emblée la distance prise avec l’industrie culturelle de notre temps. Ici, l’art se montre, il s’expose mais ne se limite pas à la représentation. Il dépasse le cadre rassurant du simple spectacle pour se confronter à la question essentielle de son « existence » au sein de la cité. Par-delà la notion d’auteur, il intègre dans son processus de réalisation les paramètres passionnants d’une communauté de commanditaires et de la place de l’œuvre dans son environnement (géographique, historique et social). À rebours des attendus de la société du spectacle, le principe de « communication » n’a plus rien de l’opération médiatique, il est ici une prise de risque et retrouve sa vertu génératrice de sens. Et lorsque les difficultés deviennent un principe fondateur, c’est que la réflexion s’installe dans un véritable terrain problématique, délesté de tous ses fantasmes de « solutions » et de « réponses ».
À l’image de cette polyphonie, l’ouvrage Faire art comme on fait société, derrière son titre programmatique, enfonce ses racines dans la « complexité ». Pas de voix principale, pas de « texte-manifeste » qui revendiquerait sa propre réflexion. Ici, les jeux de renvoi, les échos et les contradictions forment le véritable cœur d’une pensée indubitablement stimulante qui, à mesure que l’on découvre les différents projets menés, apparaît comme le plus bel hommage que l’on pourrait faire à ces artistes et commanditaires qui ont investi leur énergie et pensé concrètement la place de l’art dans la société, aussi bien que la place de la société dans l’art. Aucune note d’intention, aucun préjugé théorique, Faire art comme on fait société déroute d’emblée pour imposer sa temporalité, forcément longue, et sa pensée tortueuse, parcourue d’une somme d’expériences personnelles enrichissant un propos toujours plus riche. Ces expérimentations révèlent toutes, à leur manière, la nécessité de « mettre en œuvre » pour véritablement « faire œuvre » .
Loin donc de l’auto congratulation, l’ouvrage semble lui-même tenter de tirer les leçons de toutes ces « aventures », n’hésitant pas à en souligner les difficultés, à l’image des premiers échanges crus entre l’artiste Rémy Zaugg et les habitants de la commune de Blessey, désireux de gratifier leur lavoir traditionnel d’une œuvre d’art. Mais aussi les contradictions, comme en relève par exemple Christian Joschke, qui évoque le risque de voir l’œuvre d’art issue des « Nouveaux commanditaires » devenir un simple « aboutissement du processus », renouant ainsi avec le fétichisme dénoncé par la tradition déconstructiviste contemporaine. Et c’est la grande force de ce livre que de mettre en relief la question brûlante de la commande, ses ambiguïtés et ses risques. Car de nombreux chercheurs sont invités à prolonger ces expériences au travers des outils scientifiques de la sociologie, histoire et philosophie, bâtissant à leur tour un chantier ouvert et ambitieux. Au fond, le retour à la commande ne dessinerait-il pas la possibilité pour l’art de s’émanciper des pouvoirs politiques et économiques (tout en les intégrant à sa démarche) pour retrouver la liberté fondamentale de l’acte créatif, celui de déjouer les pouvoirs autant que de créer des voies de traverse pour offrir à chacun un regard nouveau sur lui-même et sur le monde ?
C’est tout du moins ce qui transparaît des témoignages recueillis au long des 9 documentaires qui accompagnent l’ouvrage tant la parole de « non-spécialistes » apporte de nuances et de subtilités au sein d’un domaine traditionnellement cantonné à une parole « autorisée ». Chaque élément, même le plus simple (la rencontre, la décision, la fabrication) prend une dimension passionnante dans la mesure où chacun s’insère dans une aventure collective qui est elle-même un laboratoire de la création. En ce sens, toutes les réflexions de l’ouvrage, parce qu’elles sont précisément des reflets, des miroirs d’événements et de personnalités multiples, parviennent à redessiner les attendus de la vision de l’art dans la cité. Au-delà donc de la somme de réalisations menées par ces « Nouveaux commanditaires », c’est bien le formidable chantier de réflexion qu’une telle initiative a ouvert (et continue, à travers chaque projet, d’alimenter) qui impressionne. Pensées en mouvement, réflexions auto génératrices (voire « rhizomatiques » pour reprendre le mot de Deleuze & Guattari, très présents dans l’ouvrage), Faire art comme on fait société est un concentré de stimulation intellectuelle, dont la force collective ne fait qu’accentuer la puissance possible ; la réflexion sur l’art dans la société ne peut plus se contenter de vade-mecum dogmatique, elle ne pourra s’actualiser qu’en vertu de son ouverture à tous les acteurs (artistes, médiateurs, commanditaires et public) et sa confrontation constamment renouvelée à tous les pièges du « vivre ensemble ». À ce titre, l’enjeu principal de notre génération sera d’apprendre de ces expériences plurielles, d’enrichir nos réflexions de ces contradictions, hiatus et incompréhensions qui sont autant de critères prouvant qu’une véritable pensée est à l’œuvre.
Faire art comme on fait société offre ainsi une réflexion de fond qui permet de repenser la frontière entre artiste et public pour toucher du doigt une création représentée, défendue et animée par des sociétaires, engagés dans la production comme dans la conservation et la vie de l’œuvre. L’on se demande ainsi pourquoi il a fallu attendre près de vingt ans pour rendre visibles toutes ces manifestations de la pensée en marche, comment cette initiative privée n’a t-elle pas déjà inspiré des dizaines de débats relatifs à la place de l’art dans le bien public. En ce sens, Faire art comme on fait société apparaît comme un manuel pratique et concret qui ne pourra que nourrir les projets mutualistes qui détiennent dorénavant les preuves tangibles de cette idée fondamentale que l’art est aussi indispensable à la société que ses citoyens.
Faire art comme on fait société Les Nouveaux commanditaires Parution octobre, 2013 — Édition française 848 pages (816 + cahier central 16 pages), 2 DVD inclus (9 films) 32 €