Lubaina Himid — Prix Turner 2017
L’artiste tanzanienne et britannique, Lubaina Himid a remporté ce 5 décembre le prestigieux Turner Prize 2017, une institution au Royaume-Uni qui récompense cette année une créatrice singulière à l’œuvre engagé et ancré dans l’histoire.
Lubaina Himid, du 25 novembre 2021 au 3 juillet 2022 à la Tate Modern de Londres
À travers sa peinture, ses dessins et ses installations, Lubaina Himid, née en 1954, explore les cicatrices et stigmates de la colonisation africaine et célèbre la créativité des diasporas qui les ont suivies tout autant qu’elle continue de questionner leur visibilité. Intrinsèquement liée à l’histoire de l’art, sa création ne se sépare jamais de la question des apports des populations noires dans la culture et l’évolution des sociétés occidentales. Pionnière du Black Artists Movement, elle enseigne aujourd’hui à la University of Central Lancashire, elle poursuit une production plastique engagée et critique qui tend à sortir des institutions pour toucher un plus large public de même qu’elle a contribué à mettre en avant les œuvres d’artistes noirs sous-représentés. Formée aux arts de la scène au Wimbledon College et à l’hstoire au Royal College of Art, Lubaina Himid déploie dès le début des années 80 ses installations peuplées de personnages dont le grotesque et l’outrance tranchent avec la simplicité des techniques employées.
Fashionable Marriage, réalisée en 1986 et présentée depuis dans de nombreuses institutions telles que la Tate met en scène une série de personnages protéiformes où peintures, photographies et écritures se mêlent en un carrousel vertigineux de luxure et de décadence. Panneaux, toiles, silhouettes et coffrages hétéroclites peuplent cette scène de genre empruntée à l’une des toiles de Marriage A-La-Mode (1743-1745) du peintre William Hogarth. Cette figure de la critique sociale bourgeoise du XVIIe siècle devient pour elle « un allié » dans sa critique méthodique d’un Royaume-Uni tenu par le conservatisme du parti au pouvoir et la folle course en avant d’un capitalisme triomphant. Formidable synthèse de sa société, la comtesse repue de Hogarth devient ici une Margaret Thatcher de pacotille. À ses côtés, un Ronald Reagan, drapé de ses étoiles, la dévore du regard et replie langoureusement ses jambes contre les reins d’une fillette noire. Mais plus encore, Fashionable Marriage contient en germe l’un des thèmes principaux de l’œuvre de Lubaina Himid avec la transformation de l’esclave, au centre du tableau, en femme artiste noire, dont l’énergie, brimée par une société qui continue de maintenir sa domination de classe et de caste, ne représente rien d’autre qu’un symbole « décoratif » de la « richesse de l’industrie de l’industrie des Blancs ». Lubaina Himid, déjà profondément engagée, considère alors la nécessité pour son art de mettre à bas cette domination séculaire qu’elle perçoit encore dans le monde contemporain.
Avec un mélange de naïveté dans le style et une radicalité qui en multiplie la force percussive, l’œuvre de Lubaina Himid s’affirme au cours des années 90. Elle réalise alors Vernet’s Studio, une série de 26 « sculptures » qui invitent le spectateur à déambuler entre une multitude de panneaux à échelle humaine représentant des femmes artistes mais aussi leurs œuvres. Dressant une forêt imaginaire de figures historiques, d’œuvres d’art et de silhouettes anonymes, elle questionne les attendus de l’histoire de l’art mais aussi la possibilité de sa réécriture et de son appropriation. Avec Naming The Money, en 2004, elle poursuit cette forme de dispositif en imaginant une installation monumentale de 100 esclaves noirs réalisant leur labeur. Chacun se verra accompagné d’un nom et d’une biographie, faisant se rencontrer l’abstraction des chiffres qui ornent les manuels d’histoire à une confrontation directe à l’humanité, rappelant ainsi, derrière les drames de masse, la terrible histoire individuelle de toutes leurs victimes.
Jouant des supports pour déployer son univers graphique et sa volonté de modifier les perspectives de l’histoire, Lubaina Himid présente, dans l’exposition des nominés au Prix Turner à la Ferens Art Gallery de Hull, deux séries qui s’approprient des symboles de la société. Dans Negative Positive, une série entamée en 2007 et qui se poursuit jusqu’aujourd’hui, l’artiste s’empare de journaux The Guardian pour inventer des motifs ornant les pages où des personnalités noires sont exposées et recouvre ainsi les articles de formes et de couleurs qui court-circuitent l’écriture attendue de l’histoire, pointant par là-même la représentation engagée par les médias des hommes et femmes noirs. Cette appropriation est également à l’œuvre dans Swallow Hard, une série de peintures ornant le service en porcelaine de Lancaster dans le Lancashire, berceau du capitalisme moderne qui a prospéré sur son commerce avec les Antilles. Sur les assiettes, coupelles et autres tasses, elle multiplie les images liées à l’économie de l’esclavage dans des tonalités satiriques et grotesques, gravant, dans la dualité du support et du message, l’ambiguïté de l’histoire. Une histoire qui retrouve un mode d’expression, la céramique, qui a accompagné toute l’humanité, depuis la Grèce et la Chine antique jusqu’à l’Afrique subsaharienne ou l’Europe occidentale.
Invariablement engagée en tant qu’artiste dans le monde qui l’entoure, Lubaina Himid a surtout réussi, tout au long de sa carrière, à engager sa propre personnalité, son histoire, ses souvenirs et son identité au service d’un vocabulaire visuel d’une force évidente qui sait osciller entre dialectique critique et pouvoir d’imagination. En relisant l’histoire, en grimant les vices sociaux et en questionnant le présent, elle parvient à offrir un œuvre radical qui enfonce les attendus d’une lutte sociale de bon ton. Sans pour autant tomber dans l’excès, le militantisme de sa création pose de véritables questions et soulève les tabous d’une société toujours parcourue de fractures que les années n’ont pas cicatrisées.
Usant en érudite des symboles et des possibilités du langage artistique, Lubaina Himid parvient ainsi à sceller, dans la luxure de la tradition et de l’histoire, la violence d’une force sourde, indissociable de sa propre identité mais capable de mobiliser toutes celles qui la rencontrent.