Entretien — Mathieu Kleyebe Abonnenc
Invité de l’exposition Évocateur à la fondation Ricard qui réunit, jusqu’au 17 novembre, tous les nominés du 14ème Prix Ricard 2012, Mathieu Kleyebe Abonnenc revient avec nous en détail sur l’œuvre qu’il y présente.
Guillaume Benoit : Quelles œuvres présentez-vous à l’occasion de votre nomination au Prix Ricard ?
« Évocateur — 14ème Prix Fondation d’entreprise Ricard », Fondation d’entreprise Pernod Ricard du 12 octobre au 17 novembre 2012. En savoir plus Mathieu Kleyebe Abonnenc : Pour cette proposition, je voulais avoir une installation assez simple et « dure », qui s’inscrit dans un projet plus large centré sur le film Africa Addio des réalisateurs italiens Gualtierro Jacoppeti et Franco Prosperi. Trois barres de cuivre sont là, posées contre le mur, il n’y a pas de socle, pas de référence. La seule référence va se trouver, peut-être, plus loin, dans trois films, que je présente conjointement, de Walter Heynowski et Gerhard Scheumann, deux réalisateurs est-allemands qui ont récupéré les archives de mercenaires engagés au Katanga durant l’année 1964, et s’en servent pour revenir sur ces conflits.Ces barres ont pourtant une histoire ?
Oui, bien sûr, pour revenir à Africa Addio, réalisé entre 1962 et 1965, les deux auteurs, Jacopetti et Prosperi, respectivement anthropologue et journaliste, ont une espèce de déformation héritée de la période fasciste dans laquelle ils ont grandi. Ils filment l’Afrique avec un angle mélancolique et questionnent le processus de décolonisation en cours, regrettant de perdre l’Afrique telle qu’ils l’ont connue et fantasmée enfant. Dans une scène terrible, ils interpellent des mercenaires du commando 52 qu’ils suivent durant la guerre civile au Katanga pour leur demander d’attendre d’avoir réglé le cadre et l’exposition avant d’exécuter les rebelles qu’ils mettent en joue. Comme toujours, je me demande, face à cette scène, à quel moment la responsabilité de l’opérateur ou de l’artiste est engagée, à quel moment l’histoire est « mise en scène ». Ce film, qui est classé dans une espèce de marge du cinéma qu’on à appelé le Mondo, contient un certain nombre de motifs au cœur d’un « impensé » occidental sur l’Afrique. À partir de cela, je me suis retrouvé à réfléchir sur le matériau cuivre, puisque le Congo, et le Katanga particulièrement, était le théâtre d’une guerre pour le cuivre, entre autres. J’en suis venu à me procurer près de 15 kilos de croix du Katanga qui étaient produites depuis le Xème siècle jusqu’au début du XXème siècle dans cette région et qui tenaient lieu de monnaie d’échange. Elles ont ensuite été découpées et fondues, dans la région du Yorkshire en Angleterre, avec d’autres cuivres pour en faire 11 grandes barres, cela représente à peu près 50 kg.
Ce procédé que vous mettez à l’œuvre avec ces barres de cuivre résultant de la fonte de croix du Katanga est lui-même très violent…
Oui, c’est brutal. Je voulais réfléchir à cette balance entre la violence qu’on peut faire au corps et la violence qu’on peut faire aux objets. La question porte une fois encore sur l’impossibilité de représenter la violence et comment en parler. En découpant des objets, je pense qu’il y a une même violence dans l’action, dans le geste. J’avais en tête la destruction brutale d’une mosquée survenue au début de l’été au Mali et la prolifération, à sa suite, de tout un discours toujours ambigu quand il est question de l’islam. La première chose qu’ont fait les Belges à leur arrivée au Congo, a été de découper ces « croisettes » du Katanga. C’est une autre idéologie à l’œuvre. Je n’ai pas de parti pris ou de discours définitif là-dessus mais cela pose question, est-ce qu’on ne peut pas revoir ces destructions de mosquées à l’aune de destructions antérieures qui permettraient peut-être de sortir de ce discours sur l’islam, et cela sans pour autant relativiser trop les choses ?
Votre œuvre fait donc écho à un processus d’appropriation lié au système économique, historique et symbolique ?
Complètement, j’achète les croix grâce à Ebay, un des symboles de la nouvelle économie digitale, et je les fonds en Angleterre, je rejoue le processus des Belges arrivés au Congo, qui ont pris les stocks de croix et les ont envoyés en Belgique après les avoir fondus en lingot, afin d’alimenter l’industrie européenne. J’ai ainsi réalisé un film, présenté en ce moment à Leeds et à la Biennale de Rennes, qui suit tout le procédé de cet acte de transformation des croix, depuis leur découpe jusqu’à leur fonte et leur démoulage.
Pourtant, vous ne montrez pas ce film à l’occasion de l’exposition mais une trilogie de films inédits en France ?
Effectivement, je ne voulais pas montrer le film dans le cadre de l’exposition à la fondation Ricard. Tout comme je souhaitais que le film Africa Addio reste « hors-champ » par rapport à mon exposition, comme souvent chez moi. C’est également pour cela que la trilogie de Heynowski et Scheumann, qui accompagne l’installation est projetée hors de la fondation Ricard, dans un petit cinéma parisien Pathé des années 70. Dans le premier film de la trilogie, Kommando 52, Heynowski et Scheumann ont récupéré tous les documents, et enregistrements des mercenaires du commando 52. Le second, Der Lachende Mann (L’Homme qui rit), est un long entretien de Siegfried « Kongo » Müller, un ancien soldat de la Wehrmacht démobilisé qui s’est engagé en tant que mercenaire au Congo. Enfin, le dernier, Der Fall Bernd K. (Le Cas Bernd.K), présente une enquête sur Bernd Khölert depuis son enfance en Allemagne de l’Est puis son installation en Allemagne de l’Ouest, jusqu’à son engagement au Congo. Cela fournit trois entrées, de la plus violente à la plus complexe. Ce sont des films très forts et, dans l’idéal, j’aimerais que les gens les voient avant de se confronter aux barres.