Melik Ohanian — Galerie Chantal Crousel & La Douane
Le spectre des thématiques et techniques de Melik Ohanian semble, à la manière dont ses œuvres se donnent, mouvant, glissant et finalement animé d’une vie intérieure. La double exposition qui lui est consacrée par la galerie Chantal Crousel et à La Douane souligne cette profondeur vertigineuse qui passe systématiquement par un décentrement de notre perception.
Comme par désir d’illustrer la possibilité constante d’une relecture et, partant, d’une réécriture de l’histoire, le titre de l’exposition, Stutttering, fait directement référence à la précédente, Stuttering, présentée au Crac de Sète avec laquelle elle partage de nombreuses pièces. Entre les deux, une lettre s’est glissée, qui vient invalider la syntaxe du mot et donner vie, en la réalisant au sein-même de la langue, à cette notion de bégaiement qu’elle signifie. Pour Deleuze, « un style, c’est arriver à bégayer dans sa propre langue »1, faire naître de son rapport au monde la possibilité même d’en exprimer le doute, la fuite. Une évidence face à la multitude de questions, de médiums et de formes atteintes par l’artiste, qui échappe à « l’homogène » et, partout où il est, parle « comme un étranger dans sa propre langue ». Faire bégayer l’image, la perception donc, à la manière de la série Stuttering, tableaux photographiques animés dont les sujets, des plantes du jardin botanique de Palerme, sont capturées deux fois et s’affichent successivement, refusant leur propre réduction à la nature morte. Mais le bégaiement peut tout aussi bien passer par la reprise, la réplication, en y insérant une dose de différence, comme en témoignent, ses Shells, de lourdes sculptures en béton représentant des cauris (petits coquillages ayant servis de monnaie d’échange traditionnelle et d’instruments de rites en Afrique de l’Ouest) et annulant, par là même, toute fonctionnalité pratique autant que biologique de ces formes de vie.
Face à cette fixité incohérente des cauris s’opposent des souffles, des respirations, des mouvements intermittents ; le disque doré métallique, pareil à un fétiche incrusté de mots tout aussi proche d’un ornement d’autel mystique que d’une cymbale trompe son monde en renvoyant, à même le sol, sa réverbération lumineuse, créant une zone de flottaison irréelle, forcément changeante. Un secret qui fait battre l’âme de chaque œuvre présentée au sein de cette exposition. Melik Ohanian transpose ainsi une probabilité de collision entre deux galaxies en un événement visuel. La distance temporelle de cette probabilité (quatre milliards d’années) conjuguée à la réduction spatiale nécessaire à sa représentation (les galaxies ne mesurent plus que quelques dizaines de centimètres au mur) poursuivent le vertige de la question de la perception et, plus encore, de la compréhension et de l’appréhension, par l’esprit, de cette possibilité. Un ballet hypnotique où la blancheur laiteuse semble se déployer et s’enfoncer à la mesure de son intensité lumineuse. À l’opposée, le mur de sa Transvariation, des ampoules s’allument et s’éteignent, au creux d’une représentation du pôle Nord, évoquant une constellation vivante, celle des premières stations météorologiques à y avoir été implantées. À la manière des Shells, la poésie du souffle vivant se pare des atours de la rationalisation, et inversement. L’instrument de mesure, l’indexation du monde devient, à travers sa représentation, une aventure étrangement sensible ; la science et l’histoire se relisent à l’aune de leur symbolisation.
Dépouillés des indices de leur temporalité, des photographies réalisées par le père de l’artiste s’étalent sur des panneaux rouges, confondant encore plus la notion de mémoire ; s’agit-il d’un indice touchant directement à la mémoire de l’artiste, à celle d’un fils ou celle encore, collective, de l’histoire des hommes ? Alors, pareille à un muscle, la mémoire se fait matière changeante, inaliénable à sa seule définition et devient, de fait, une véritable performance, un acte auquel est confronté le spectateur, à la suite de l’artiste. C’est encore une question de mémoire lorsque Melik Ohanian déchire puis reproduit des couvertures de journaux privées de leurs dates de parution, prises au piège de leur réalité graphique. Des mots qui, amputés de leurs phrases, évoquent un nouveau sens, un nouvel ordre de lecture.
C’est alors la question du mot, de sa lecture et de sa force qui tisse le lien concret entre les deux espaces d’exposition. Entamée à la galerie, la mise en scène des restes déchiquetés de l’ouvrage de Janine Altounian qui explore et analyse le journal de son père, Vahram Altounian, témoin du génocide arménien, se transforme en une quête qui le sauvera du périssable. Par le biais de la numérisation, de sa dématérialisation même, Melik Ohanian retranscrit l’objet et l’inscrit dans la durée continue. Dans l’espace de La Douane, c’est au sein d’un sablier que sont massées des parties déchiquetées de l’ouvrage, à la manière d’un purgatoire des témoignages voués à pénétrer la mémoire. De même, on retrouve dans les deux espaces ces mots dont la parenthèse, placée autour d’une lettre, en altère le sens, comme pour rappeler que la lecture s’inscrit dans l’esprit par sa graphie (« G(h)ost », « T(h)ere »). En chaque mot souffle la force des lettres et chacun, pareil aux êtres vivants, se voit peuplé de lignes de fuite, de « mésinterprétations » qui sont autant de leurres à l’imaginaire.
Plus visuel, ce pan de l’exposition explore l’image et en fait émerger tous les possibles en les transposant sur un plan nouveau. Ses Girls of Chillwell, sculptures hyperréalistes de femmes manipulant des obus sont ainsi des transcriptions, en trois dimensions, d’archives photographiques d’une unité d’Anglaises ayant participé à l’effort de guerre en 14-18. Par cette incursion dans l’espace, leur silence se fait glaçant, solennel et la tentative de s’approcher au plus près du réel rejoint d’autant plus la question du monument mémoriel, immortalisant ces femmes au cœur de leur activité quotidienne. Comme pour prolonger cette muette stupeur, le porte-voix coulé dans de l’aluminium se voit lui condamné à un mutisme sourd et pesant. Ce silence est également à l’œuvre dans Return from Memory, installation constituée de quatre photographies éclairées successivement qui sont autant de moments de la progression d’un homme seul traversant le pont qui le sépare de l’objectif. Cette sortie du dernier des mineurs de la carrière répétée perturbe le cours de l’histoire et semble avoir figé la fin d’un temps en une boucle éternellement recommencée.
La question du possible, enfin, se fait jour dans la mise en scène de paysages photographiés reconstruits à l’aide de bandeaux intercalés les uns aux autres, dédoublant artificiellement l’image pour n’en offrir qu’une, parcourue de lignes de fuite et d’interpénétrations imaginaires. Encore une fois, Melik Ohanian relit, interprète et fait vivre à nouveaux frais ce réel que l’on perçoit, lesté de tous ces contrepoints techniques et symboliques. Par ses ricochets, ses répétitions, l’histoire en tant que vecteur d’avenir se fait idée, sa représentation génère à son tour des « percepts » qui produisent le matériau nécessaire à sa continuation. C’est en quelque sorte face à l’immense polysémie du monde que nous projette Melik Ohanian, la possibilité joyeuse et réalisée de parler sa langue dans la langue. On retrouve alors ce bégaiement cher à Deleuze : « Nous devons être bilingue même en une seule langue, nous devons avoir une langue mineure à l’intérieur de notre langue, nous devons faire de notre propre langue un usage mineur. Le multilinguisme n’est pas seulement la possession de plusieurs systèmes dont chacun serait homogène en lui-même ; c’est d’abord la ligne de fuite ou de variation qui affecte chaque système en l’empêchant d’être homogène. » Et faire exister, pourrait-on ajouter, à l’intérieur d’un même espace-temps, en y parlant tous les modes de la connaissance, la possibilité magique d’en apprendre plus.
1 Toutes les citations de Gilles Deleuze sont extraites de : Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Flammarion, 1977