Eurasia — Galerie Thaddaeus Ropac, Pantin
Avec Eurasia, la galerie Thaddaeus Ropac renoue avec la tradition des expositions thématiques en puisant au cœur d’une vaste niche d’artistes pour imposer une proposition de haute tenue. Une fois de plus, l’espace d’exposition épuré et à la hauteur d’ambitions fortes parvient à créer une exposition d’envergure qui pourrait faire date.
Dès les premières œuvres, les pistes sont brouillées. Une Liberté guidant le peuple en noir et blanc accueille le visiteur, suivie d’un auto-portrait de Raqib Shaw mettant en scène une relecture d’un tableau lui-même en proie au doute, le Saint-Jérôme dans son étude attribué à Antonello de Messine. En l’investissant de son propre regard, l’artiste annonce l’étendue d’un monde de référence eurasien et amorce la disparition des frontières ; s’y mêlent en effet la peinture flamande initiale mais aussi les miniatures persanes, des spectres inquiétants aux accents asiatiques en passant par l’illustration contemporaine et ses problématiques (représentation du sujet peintre au cœur d’un univers métaphorique), le tout en une saynète fantasque et réjouissante aux accents de commedia dell’arte. Cette évocation directe des cultures et histoires va rapidement se voir dépassée par des formes et des thèmes qui débordent le simple cadre géographique.
Ainsi l’abstraction des toiles de Sigmar Polke se voit presque questionnée, en écho, par les cadres cruciformes d’Arnulf Rainer, les lignes se froissent et s’effacent sous une peinture qui devient matière. Une matière qui va jusqu’à déborder absolument son cadre avec un final consacré à Anselm Kiefer. Matière première et primaire également dans le duo de « monochromes » de Gerhard Richter et Jason Martin, dont la toile dessine, de prime abord, un tourbillon de tissu pareil à une chevelure brune vertigineuse de sensualité. En creux s’y devine une montagne ; cette double tension de la peinture est saisissante, elle impose un mouvement circulaire profond qui s’oppose à la fixité de ce mont Fuji qu’elle représente, véritable point d’ancrage de la culture picturale japonaise et, par extension aujourd’hui, mondiale.
À l’opposé de ce minimalisme, Ali Banisadr, en un tryptique ravageur, fait naître un champ de bataille des formes, mouvements et couleurs qui organise et ordonne une abstraction audacieuse. Les silhouettes grouillent, méconnaissables et expressives, l’explosion des couleurs dit autant la violence codifiée de la scène que sa possible sauvagerie naturelle. N’est conservé que le mouvement, tourbillon de tourbillons qui ouvre les champs de la végétation, de l’animalité et de l’humanité en s’emparant de couleurs dissonantes, tapageuses et finalement superbes.
Une nature qui est au centre des attentions de nombreux peintres présentés ici, que l’on pense aux perroquets de Bustamante au Midnight Garden d’Imran Qureshi, qui enchante par sa répétition organique d’un végétal aux allures de chimères. Les tigres de Yan Pei-Ming, quant à eux, exhibent leur majesté au long de deux tableaux saisissants, eux qui, au fil des siècles, n’ont cessé de servir de symboles à différents peuples autant qu’ils symbolisent les rêves humains d’appropriation des forces d’une nature sauvage qui les dépasse. Enfin, le très beau dialogue installé entre les corps de Baselitz, ces formes humaines trouées, vidées et découpées et la peinture de Jules de Balincourt, qui étale ses hommes spectraux, surmontés des visages de leurs doubles, troublant de profondeur et de beauté. Dans ce jeu de masques, difficile de ne pas voir la terrible dureté de la condition des soldats et cette vérité historique invariablement répétée d’une jeunesse en proie à la mort, au combat.
De son temps, Eurasia est d’abord une exposition de sa peinture, sa liberté et son invention offrent une multitude de formes, d’imaginaires qui constitue une occasion unique d’apprécier des tableaux rares, splendides, et riches de leurs histoires. Avec une grande liberté prise sur le sujet, l’accrochage offre une cartographie singulière de la peinture contemporaine, plus temporelle que véritablement géographique. Autrement dit, loin de réduire la focale sur une région du monde, Eurasia parvient à réunifier, à travers des thèmes aussi larges que la nature, la guerre et la religion des singularités issues de mondes différents en un mouvement spirituel universel, l’invention.