Pliure Prologue — Centre Calouste Gulbenkian
Avec Pliure, la fondation Calouste Gulbenkian présente une exposition passionnante autour du livre qui, en multipliant les références, auteurs et problématiques, dessine une cartographie complexe et sensible des liens entre arts visuels et littéraires.
Une thèse défendue par le passionnant documentaire d’Alain Resnais sur la Bibliothèque Nationale de France, Toute la mémoire du monde, qui offre un voyage fantastique dans les entrailles de l’institution et explore la relation intime entre le livre et la connaissance. « Le propre d’une bibliothèque est d’être toujours en chantier », nous dit l’un des plus littéraires des cinéastes, celui qui aura fait du livre un univers mental et spatial dans lequel courent ses plans, ses personnages et ses scénarios. D’emblée, la question du livre rejoint la question de l’art, de la conservation. La bibliothèque est d’abord le lieu de catalogage raisonné de l’expression, de la même façon que l’objet livre ordonne la pensée.
À partir de l’écrit, du livre, c’est donc l’infini que l’on pourrait atteindre. Cette mise en abîme, c’est Robert Filliou et sa Recherche sur l’origine qui la développe avec sa déclinaison sur rouleau, à partir d’un principe fondamental, du mystère de l’origine du monde. Le film de John Latham, à son tour, nous place devant ce vertige de la connaissance ; l’_Encyclopædia Britannica,_ ancien étalon du savoir du monde, défile sous nos yeux à grande vitesse. Les pages se succèdent, méconnaissables, détenant en secret cette vérité qui leur est propre et que l’on ne peut percevoir que comme une ombre, à la manière des prisonniers de la caverne de Platon. Francesca Woodman, pour sa part, utilise un traité de la géométrie pour mettre en place une œuvre qui fait coïncider la science rationnelle à sa propre intimité, se l’approprie via l’imaginaire.
Helena Almeida, elle, capture le maniement du livre à travers quatre photographies où le toucher et l’expérience de la feuille sont des moments d’intimité au livre, une sensibilité littéraire d’abord tactile. Le livre, littéralement, se vit et c’est le point essentiel de l’exposition ; au-delà de son seul contenu, il est un objet que l’on voit, que l’on sent et dont on peut percevoir la portée symbolique par les sens, à l’image de cette sculpture du XVIe siècle, d’une vierge et d’un enfant tenant un livre entre ses mains. L’enfant semble s’y tenir comme on se repose sur le sein maternel.
Livre sacré et livres profanes, une confrontation qui se retrouvera dans la superbe estampe d’Albrecht Dürer, Saint Jean dévorant le livre de Vie, épisode relaté dans l’Apocalypse 10 qui vient appuyer toute la force contradictoire de l’objet livre : « Je pris le petit livre de la main de l’ange, et je l’avalai ; il fut dans ma bouche doux comme du miel, mais quand je l’eus avalé, mes entrailles furent remplies d’amertume ». Dans son espace consacré au « livre du feu », l’exposition s’attaque ainsi à la part funeste et inquiétante du livre. En regard du fameux Fahrenheit 451 de Truffaut, l’installation du livre de Bruce Nauman, Burning Smell brouille les pistes, elle qui répond à Various Small Fires and Milk d’Ed Ruscha, présentée aussi. Cette multitude de feux de photographies rappelle la nature essentiellement combustible de l’objet-livre, tandis que son incendiaire revêt une responsabilité symbolique terrible.
Comme une conclusion suspendue à cette exposition de haute tenue, la magnifique installation de Raffaella della Olga et sa relecture du Coup de dés jamais n’abolira le hasard de Mallarmé entretient l’illusion d’un « livre à venir », dépouillé de sa matérialité pour faire littéralement flotter les mots. Dans la pénombre, les caractères qui composent ce recueil sont recouverts d’un agent phosphorescent qui les fait rejaillir de l’obscurité et réinterprète le poème en lui libérant l’espace. Se révèle ainsi concrètement une dimension essentielle de la littérature ; chaque livre est une constellation éphémère et poétique dont les mots s’échappent et vivent à travers les imaginaires de tous ses lecteurs.