
Sabine Mirlesse — Instruments, Stockholm
À Stockholm, Sabine Mirlesse présente à la galerie Andréhn-Schiptjenko une exposition articulée autour d’une installation in situ dans la mer Baltique. Passant en quelque sorte du nom à l’adverbe, elle renverse la notion d’ instrument en donnant à voir des objets fonctionnels qui, ainsi érigés, sondent nos propres gestes de mesure, notre appétence à capter, classer, comprendre le monde.
Déterminés et déterminants, les processus qu’elle met au jour contribuent à faire de son œuvre une forme d’archéologie des tentatives de savoir : une réflexion sur les frontières cognitives, et même rationnelles, de la connaissance. Elle y concentre sa focale non pas sur les objets de savoir eux-mêmes, mais sur le processus de leur construction et les fondations épistémologiques qui les soutiennent. Car réfléchir, observer et mesurer le monde relèvent d’un rapport : une posture située face au réel. Fonctions, significations, raisons et raccourcis sont autant de facettes d’un désir subtil de cadrer le spectacle mouvant de l’invisible.
Si, pour Gaston Bachelard, « un instrument de mesure ne se prête pas à une observation passive ; il est construit pour obtenir des effets déterminés. Il répond à des questions précises », Sabine Mirlesse, dans sa création plastique, élargit le champ problématique : l’instrument devient chez elle un vecteur qui pose ses propres questions et porte, jusque dans sa matière, des réponses en devenir. En mêlant, à travers une installation sculpturale monumentale, outils de navigation et talismans exhumés de tombes de femmes nordiques qualifiées de « voyantes », Ode to Measurement érige, au niveau de la mer, une confrontation entre forme et fonction. Sa fixité renvoie au désir de savoir autant qu’au témoignage de l’action de la nature sur nos constructions. C’est un geste appliqué au vivant qui, de fait, en portera les traces, car la nature y répondra, activement.
Dans les sculptures de Mirlesse, ce rêve de connaissance prend forme matériellement, dans une simplicité traversée de contradictions : les objets semblent aussi bien arrachés à un monde antérieur à la fonction qu’importés d’un univers postérieur à son épuisement. Leur puissance ne réside pas dans ce qu’ils font, mais dans ce qu’ils engagent. En cela, Ode to Measurement n’est pas une œuvre qui sanctionne un temps passé, mais un monument qui écoute. Immergée dans l’eau, exposée aux marées, elle enregistre les variations autant qu’elle s’y expose, se laisse altérer par elles. Dressée dans un contexte naturel, elle rompt avec la volonté de domestication : elle s’y rend vulnérable, disponible. La mesure ne procède plus de la sagesse d’un maître, elle devient un témoin auquel se mesurer, pour, en élève, mieux se situer.
La série d’œuvres exposée en parallèle à la galerie renforce ce jeu de retournement : décontextualisés et rendus inopérants par leur mise en exposition, ces « instruments » deviennent des motifs. Ils ouvrent une autre quête : les matières brutes dont ils sont faits portent la charge de toutes les spiritualités susceptibles de s’en emparer. Non plus outils, mais vecteurs de questionnements, leur centre de gravité se déporte. L’instrument ne désigne plus son objet, il le fait résonner, en prolonge l’écho.
En ce sens, sans niveler les régimes de savoir, Sabine Mirlesse compose de véritables tableaux en acte de pensée du monde. Leurs ambiguïtés — bien réelles — se font voies de passage et de communication entre les approches rationnelles, sensibles, spirituelles. Toutes s’unissent et deviennent les formes plastiques d’un horizon commun, qui, sans confondre les regards, les relie tous à ce qui nous dépasse.
Sabine Mirlesse, Instruments, galerie Andréhn-Schiptjenko, Linnégatan 31, 114 47 Stockholm, Suède, du 03 mai au 28 juin 2025.