Tatiana Trouvé — Galerie Kamel Mennour
Pour ses retrouvailles avec la scène parisienne, Tatiana Trouvé revient avec une proposition plus brute, plus épurée et toujours aussi convaincante où la délicatesse de son intervention sur le monde se pare d’une force sourde et, dans l’impossible tranquillité de ses inventions éparses, prolonge et précise sa poétique de la gravité. Plongée et retour dans un œuvre qui continue de marquer son temps.
Depuis ses débuts, Tatiana Trouvé crée une multitude d’univers parallèles régis par des lois qui nous échappent mais dont pouvons apprécier les fondamentaux, notamment à travers les lignes qui les parcourent, dessinant les liens organiques entre matières vivantes et synthétiques. Comme un miroir augmenté, ses installations renvoient autant de réalités qui nous font face et semblent nous effacer, nous remplacer par des êtres-existences en négatif. Dépouillés de toute lecture de sentiment, de toute intention pour ne puiser, dans leur présence immobile, que l’évidence de leur statut, ses sculptures comme ses dessins modèlent les espaces qu’ils investissent pour faire naître des visions superbes et sidérantes.
En cela, des multiples indices qui s’y révèlent, angles obtus, passages minuscules, perception d’ensemble impossible, obligation à la contorsion pour appréhender ses œuvres, Tatiana Trouvé élabore des mondes qui peuvent se lire comme des tentatives de renversement de l’ordre du réel, faisant de l’être humain le visiteur spectral d’une forêt fantasmatique bien concrète. C’était le cas il y a peu encore au Palais de Tokyo (Dioramas, 2017) avec une installation foudroyante où les notions de reflet et de symétrie déportaient le regard pour inverser à nouveau la perspective et transformer ce diorama que l’homme est censé contempler en structure de surveillance nous basculant dans le viseur de ses cabines de contrôle et faisant de notre monde le diorama de son espace infranchissable.
Avec elle, la question du « retournement » est prégnante ; l’envers du masque, de la matière, du décor comme lieu stratégique de résistance où, les règles et les angles étant inversées, l’invention d’un monde miroir en lutte contre les hiérarchies du nôtre est possible. Cette question, c’est celle de l’échappatoire de l’imaginaire, de l’infinité de narrations possibles imprimées dans l’envers des tranches de livres d’une bibliothèque, ces mondes potentiels nés du dépliage de leur support. Des livres eux-mêmes renversés sous nos yeux, exigeant une expérience mentale, un effort de l’imaginaire pour seulement appréhender une ombre de leur réalité concrète. Car on ne peut penser à l’œuvre de Tatiana Trouvé sans évoquer l’une des premières manifestations de sa création au début des années 2000, le Bureau d’Activités Implicites. Dans une construction toute borgesienne, Tatiana Trouvé fomentait des archives de gestes, d’échanges administratifs, de règles et d’événements liés à sa vie dont seule la récollection matérielle, via l’écriture, elle-même emprisonnée, rendait à la réalité, à travers des maquettes qui génèrent à leur suite des œuvres de plus grande envergure. Cette pratique de l’envers, d’une chaîne causale concrète mais sous-jacente, sourdant en continu dans le silence de son invisibilité semble avoir émaillé son œuvre jusqu’aujourd’hui.
Tour à tour « désarchitecte », architecte d’un désastre possible et archéologue du présent, Tatiana Trouvé met en scène l’empreinte, la trace d’œuvres passées, qu’il s’agisse d’objets finis ou de structures (tréteaux, bureaux) témoignant d’une activité, d’un travail. Tout, dans son appropriation de l’espace concourt à l’art de subsumer la ligne, d’en faire l’amorce (ou le vestige) d’une œuvre potentielle ; en ce sens, l’espace, vide, n’a pour elle rien de la feuille blanche (ses superbes dessins sont d’ailleurs bien souvent réalisés sur papier noir), il abrite en son sein les modulations passées ou à venir d’entités, spectrales ou en devenir dont son intervention dessine les contours. L’architecture des lieux est en cela le motif principal ; elle est à comprendre ici dans son sens étymologique, elle est ce qui « couvre » (« tecton ») le « principe » (« arkhos »), cette raison de vie que Tatiana Trouvé déplie, découvre et révèle en l’irradiant, par des biais classique (prolonger les lignes à l’aide de structures tubulaires, organiser les perspectives avec des jeux sur la matière et la diffraction de la lumière) mais aussi par l’incision dans le rythme des espaces et la position d’éléments complexes et statiques (ses fameux rocs perclus de cadenas, des feuilles de carton pliées à la manière de cales que l’on glisserait sous le pied d’une table érigées à même les cimaises et imposant à leur tour leur propre principe) qui en brisent les lignes pour mieux les faire sentir. Ces fantômes qu’elle ramène au regard se font alors les traces rationnelles d’une archéologie négative du présent, des existences nécessaires qui peuplent toute construction spatiale. Elle-même n’est alors rien d’autre qu’un « principe » à « dé-couvrir », un corps qu’on exhume et qu’on remet en scène pour révéler les organes de l’espace.
Ainsi son exposition à la galerie Kamel Mennour offre des précipités de ces visions, taillant pourtant cette fois dans la continuité pour présenter des ensembles ancrés au sol. À rebours de la pièce qu’elle présente conjointement à Londres qui tisse dans tout l’espace de la galerie un réseau de fils suspendus qui dessine une œuvre à la délicatesse et la force plastique proportionnelles à sa profondeur conceptuelle. Sa Navigation Map utilise le langage rationnel de la ligne, l’apposition de la géométrie sur les irrégularités du monde pour nous plonger à nouveaux frais au cœur d’un réseau de lignes qui nous enserrent. Cette discrète toile submerge l’espace et réinvente un océan conceptuel vibrant de son absence, laissant l’imaginaire voguer au gré de ses balises symboliques.
Dans l’espace de la galerie parisienne, alcôve à l’éclairage zénithal, son exposition A Quiet Life brouille les cimaises en les recouvrant d’un voile qui en courbe les lignes. Devenu écrin organique, il abrite en son sein des îlots, polders bruts faits de bois et de béton travaillés par le temps. La ligne devient fissure, stigmate physique du passage du temps, espace marqué par sa propre durée. Le temps mécanique se fait organique et creuse les interstices qui dévoilent ce souffle qui anime imperceptiblement tous les éléments du décor et nous relient à eux, faisant de nous une part d’un décorum devenu vivarium.
Plus que jamais dans son œuvre, l’espace de l’atelier devient tangible, presque reconstitué dans cette abstraction des cimaises et la nécessité de ventilateurs. Les éléments sont reposent au sol, reliés entre eux, sans artifice, par un réseau invisible qui pourrait se jouer sous la surface de la galerie. D’une pièce l’autre émergent ainsi les restes fossiles d’un monde d’un travail de recherche artistique et archéologique. De même qu’un terrain de fouille est peuplé d’éléments du quotidien (crayons, bouteilles d’eau, tissus, trousses, etc.), les assemblages de Trouvé s’emparent des objets de leur manipulation (sacs épais, tuyaux-balais, torchons, chaussures servant de support, etc.) intégrant ainsi le geste, l’archive du dernier mouvement dans leur propre forme. Autant d’entrées dans un maillage qui, s’il est éminemment singulier, donne de multiples indices de sa familiarité avec nos pratiques quotidiennes, s’inscrit même dans la banalité pour en épuiser l’ineptie et révéler sa propre magie. De rebuts, ils deviennent pièces inextricables d’un puzzle qui en interdit la séparation et rappelle la valeur symbolique, aussi brève fut-elle, échangée avec eux. Dans cette économie affective, l’art de Tatiana Trouvé est un sauvetage du quotidien, une résistance au passage du temps autant qu’un encouragement à en percevoir sa fragmentation.
Un autre retournement opère avec Les Indéfinis, cette installation qui aligne des sculptures minimales parfaitement vissées à des socles qui en indiquent la valeur. Établissant un réseau de lignes dans l’espace, leur proximité répond à une volonté fonctionnelle quand les vitres de plexiglas qui les entrecoupent en diffractent les effets. Répondant au souhait cher à l’artiste de superposer les temporalités de production dans le temps limité de l’exposition, ces Indéfinis se trouvent ici réactivés en marge (légèrement) des deux pièces qui communiquent. La gamme chromatique bien particulière, l’irruption de textes sur leurs étiquettes témoignent de leur « non-apparenté ». Pour autant, plus qu’un îlot abandonné, cet ensemble ordonné, agencé et d’apparence ultra rationalisée évoque plus la presqu’île. Comme une tentation d’élargir le spectre, ils viennent eux-aussi répondre à l’interrogation de la séparation de l’espace, à la frontière de l’atelier, du travail en cours et de la recherche. L’ensemble réunit précisément des œuvres qui semblent « finies », étiquetées et prêtes au départ, entre la marchandise à emporter et le butin archéologique compilé voué à rejoindre les archives d’un département d’antiquités de musée. Ici encore, la temporalité, la qualité et la fonction de l’espace semblent brouillées, précipitées dans une multitude d’interprétation qui activent, en leur faisant écho, le statut de chaque élément présenté dans A Quiet Life. En silence donc, à leur tour ces Indéfinis reviennent à la vie et, outre leur force plastique, prolongent l’onde d’une recherche qui s’inscrit dans chacun des lieux qu’elle aura occupés.
Ce travail de la gravité, dont l’artiste continue de creuser les possibles, est aussi part d’une impossible tranquillité à l’œuvre dans ses dispositifs, une mise en scène qui décale son objet ; les sculptures ne sont plus les acteurs d’un spectacle mais bien les repères nécessaires à l’appréhension de cette scène qu’elles habillent, dont elles sont la mise. Tout à la fois hanté par un passé immémorial et enté dans les prémisses d’un futur qu’il appartient aux témoins d’inventer, l’œuvre de Tatiana Trouvé enchante le présent, l’espace et le temps en y fixant les stigmates d’une réalité plastique, renversée mais toujours sensible. Dans ce monde en face, qui le toise plus qu’il ne l’observe, le regardeur doit à son tour reconnaître le lieu et, par extension, le réel, non plus comme un état de fait à domestiquer mais comme une infinité de possibles qui le précèdent et le dépassent.
De la même manière qu’il pouvait se voir projeté à son tour du côté du diorama présenté au Palais de Tokyo, être humain devenu spectre devant le reflet d’une causalité qui ne l’a pas attendu pour démarrer sa partition, il lui appartient alors d’inventer un regard et un comportement qui embrassent l’espace plus qu’il ne le modèlent pour réussir, in fine, à véritablement l’habiter.
Tatiana Trouvé, A Quiet Life, galerie Kamel Menour, Paris, du 15 octobre au 24 novembre 2018, du mardi au samedi de 11h à 19h, 47 rue Saint-André-des-Arts, 75006 Paris