Victor Man — Galerie Max Hetzler
Découvert largement en 2007 lors de la Biennale de Venise, l’œuvre de Victor Man (né en 1974) poursuit depuis une vingtaine d’années les obsessions virtuoses d’une représentation toujours en question. La galerie Max Hetzler présente la première exposition personnelle dans son espace parisien de l’artiste, figure de la scène artistique de Cluj éclose avec l’ouverture de la galerie Plan B en 2005 par Mihai Pop et Adrian Ghenie qui poursuivirent notamment l’aventure à Berlin.
**
La galerie Max Hetzler accueille ainsi, au long d’une superbe exposition, une dizaine de toiles qui sont autant de fenêtres sur le monde esthétique d’un peintre qui ne cesse de faire évoluer son trait et touche aujourd’hui une figuration moins éthérée qu’auparavant, soulignant par contraste plus encore la dimension réflexive et articulée d’une conceptualisation de la mémoire et du patrimoine qui poursuit en l’étoffant encore son œuvre. Sous le silence et l’immobilité apparente sourd le vacarme de l’avènement du souvenir, force collective et historique affleurant par éclat dans les hiatus de ces formes qui déjouent la normalité et la rationalité à la marge. Les verts, les rouges, les bleus deviennent des lignes de fracture dans des portraits paysages aux accents vermeeriens.
Le tropisme heideggerien de l’artiste n’est sans doute pas anodin, considérant l’existant comme un être jeté là sur un plan horizontal dont le parallélisme avec d’autres sous-tend un glissement, vertical celui-là de sa ligne d’horizon. Les silhouettes et visages se superposent, s’accordent et se démultiplient dans les traits d’autres que la mémoire confond, d’une manière certainement moins involontaire qu’attendue. La tentation se fait jour de reconstituer un patrimoine mental et personnel en invitant le spectateur à plonger dans les couches de représentations, à lire derrière les ombres et devant les voiles les mélanges multiples qui font de chacune des figures, de chacun des souvenirs de l’artiste, une chimère qui continue de hanter le présent. Heidegger en ligne de mire donc mais aussi toute la poésie romantique chère au philosophe dont les infinis horizons, les douleurs, promesses, les contradictions et les risques qu’elle fait jouer à la rationalité perforent le plan de réalisme de la représentation figurative.
**
Car cette matérialisation « monstrueuse » du passé dans le présent fait alors toute la force d’un œuvre dont le mystère, dans l’absence d’explications et de précisions de l’artiste, ne tient pas tant à la préciosité de cacher qu’à la volonté, justement, d’attiser le sens de mémoire du spectateur, rejouant ainsi la capacité des poètes d’édifier un monde depuis l’exploration intensive de leur propre sensibilité. Quittant par là la dimension strictement personnelle, Victor Man semble creuser une brèche dans son intimité pour nous inviter à nous perdre dans les méandres des histoires collectives du souvenir. Les voiles, jeux de piste et collusions de signes éloignés dans le temps excitent alors la fantaisie d’une mémoire qui ne se dépare jamais du présent, ne se dépare jamais du lieu d’où elle se manifeste.
Une mémoire qui n’a rien à faire ici des dates, le souvenir s’émancipe de la raison biographique pour dessiner, à travers ses œuvres, un patrimoine mental échappé de la mécanique du temps et rythmé par les émotions, par les manières. La manière Van Gogh, la manière Rubens, la manière Fra Angelico, pour n’en citer que quelques-unes, sont autant d’emprunts au service d’un planisphère mental qui retrouve l’un des sens premiers du Surréalisme, cette couche de réalité, ici le tourbillon de détails de l’histoire de l’art, apposée au réel pour en découvrir une plus profonde vérité.
**
Sans un mot de présentation, préférant utiliser un texte de Georg Trackl à toute description de son travail, Victor Man entretient le mystère en ancrant dans la tradition et les références historiques la dissonance de son univers, où les ajouts et transformations se fondent en personnages dédoublés par effraction.
Si la dimension spirituelle émerge au premier plan, la chair, la carnation sont pourtant tout aussi prégnants dans son travail, témoignant d’une pensée plus proche de la poésie, plus ouverte à l’image, à la langue, qu’enfermée dans la mystique. D’enfermement pourtant il est toujours question chez cet artiste peu enclin à la publicité, marqué fondamentalement, dans son adolescence par la figure de Van Gogh ; une impasse libératrice dans les années de chute de l’union soviétique, alors que son pays vit une révolution en 1989. Retournant alors le paradigme du symbolisme tout en puisant dans son répertoire, le basculement de Victor Man s’illustre par un retournement essentiel ; subvertir à celle des âmes la transmigration des organes.
Par la rencontre des corps, la puissance des objets, la chair devient réceptacle d’attributs qui pèsent sur elle et se donnent à lire non plus dans le secret du regard, dans la pesanteur invisible de l’émotion mais dans le déséquilibre que le souvenir fait subvenir, dans cette advenue du « bancal » contaminant, par la perception, notre propre posture dans le monde.