Warning Shot — Topographie de l’art
Topographie de l’art présente, jusqu’au 27 juillet, Warning Shot, une exposition collective intelligente, belle et actuelle qui, à travers la vidéo, appelle à une véritable implication du spectateur.
Face à la complexité d’un tel sujet, les interventions choisies avec soin par le commissariat engagé et pertinent de Barbara Polla portent en elles leur propre vision qu’une telle réunion renforce dans leur singularité. Derrière la simplicité de ses images, Joanna Malinowska, en présentant le quotidien de la communauté des Indiens Urus des rives du lac Titicaca, porte un regard acéré sur la propension des sociétés occidentales à romantiser les peuples. Du délire mystique à l’exotisme condescendant, c’est plus d’un siècle de productions « documentaires » qui se trouvent ici déjouées. Mais au-delà de la critique, sa vidéo révèle « l’évidence » d’une communauté des hommes, cette vertigineuse familiarité de codes, constructions et interactions sociales qui, si elles se laissent bien souvent appréhendées à travers leurs différences, témoignent aussi d’une identité trop souvent « inaperçue ».
Janet Biggs, dans sa vidéo et la photographie qui l’accompagne, fait de la sublime gravité d’un acte absurde et invisible le symbole d’un rapport humain friable, poétique et fondamental à l’intégrité de la planète. Au cœur du désert arctique, elle tire un coup de semonce qu’elle seule peut percevoir, une fusée lumineuse et contradictoire dans cet univers blanc qui, dans sa course, marque le paysage d’une rature évanescente et finit sa courbe dans une disparition hors-champ irrémédiable. Si la beauté, tout comme la symbolique d’un tel geste sont fortes, la question de son existence, de son « actualité » est tout aussi fondamentale. À qui parle ce « warning shot » et comment ne pas y voir tantôt l’amorce désespérée d’un dialogue que l’on sait impossible, tantôt la simple pulsion de faire feu, dans cet espace immaculé et graver, pour quelques secondes, sa propre présence en ces lieux ? Une ambiguïté explosive qui, si elle renvoie à une certaine compréhension de la vanité, fait précisément de ce geste celui qui est documenté et que l’art, la monstration et le partage peuvent inscrire dans le temps long. Un dernier coup de feu pour prévenir de l’imminence du danger ou, malheureusement, l’annonce du compte à rebours vers la fin.
Un rapport passionnant à la vanité que l’on retrouve chez Shaun Gladwell qui, lui, nous plonge dans une réalité virtuelle pour y insérer les signes concrets de la vanité. Dans Orbital Vanitas, casque de réalité virtuelle vissé sur la tête, le spectateur est projeté en exil orbital au-dessus de la terre, spectateur impuissant d’un ordre du monde que viendra boucher un crâne astéroïde qui l’emprisonne. Spectacle total, démesure de l’effet, la station immobile laisse l’imaginaire se faire « vagabonder » par cette effrayante métaphore dont il ne tient qu’au mouvement naturel de l’attraction des corps de ne pas nous percuter. Là encore, un dernier « warning shot » avant de prendre conscience de la nécessaire vanité de rattraper les dégâts causés.
Chez Ursula Biemann, le mouvement continu, lourd et sourd de l’océan reconfigure le rapport au monde dans une véritable narration qui semble suivre des mouvements théoriques. Ici, la pensée, le rapport au monde, sont invariablement liés aux descriptions de ce mouvement liquide tandis que les images défilent dans une temporalité qui nous dépasse. S’agit-il d’une réactivation d’un temps passé auquel serait confronté son personnage qui ne restera connue que sous la pudique et pourtant riche d’interprétation dénomination « elle » ? S’agit-il au contraire d’une préfiguration d’un monde à venir ? Entre science, métaphysique et littérature, sa vidéo offre une conclusion en forme d’échappatoire poétique à une exposition qui affirme, outre sa conscience de l’urgence, sa prescience d’une résolution qui ne passera que par une mise en commun et en tension des savoirs, inventions, espoirs, craintes et imaginaires pour que ce warning shot, au-delà du danger qu’il signale, souligne surtout la nécessité de « porter attention », de l’exercer et de l’éprouver à travers des sensibilités et propositions singulières. Un encouragement à « curater » à son tour ce monde et son impétueuse beauté.
En ce sens, Warning Shot constitue une exposition engagée et forte qui n’en perd pas moins un souci esthétique magnifié par l’espace brut du lieu. Venue à temps dans un présent qui l’exige, Warning Shot porte en elle l’urgence d’une bataille cruciale pour le monde et l’importance d’une pédagogie qui en finit avec le moralisme et subvertit la pensée par la voie de l’émotion, de la différence et de l’image.