A Study in Scarlet — Le Plateau
Autour de Cosey Fanni Tutti, figure d’un art multidisciplinaire qui engagea et engage encore sa vie dans la création à travers sa pratique musicale et son infiltration de l’industrie pornographique, A Study in Scarlet déploie un parcours kaléidoscopique et collectif qui explore ses influences, ses contemporains et s’ouvre aux artistes d’aujourd’hui désireux à leur tour de dépasser les « structures normatives ».
« A Study in Scarlet — Exposition collective », Frac île-de-france, le Plateau du 17 mai au 22 juillet 2018. En savoir plus Musicienne, icône et actrice dans l’industrie pornographique, Cosey Fanni Tutti use de sa carrière et la modèle en une pratique artistique, déplaçant ainsi le cadre de la commande à la « performance » et, côtoyant une scène anglaise libre et aventureuse, marquée par la Beat Generation, Dada ou l’actionnisme viennois, invente une nouvelle manière d’envisager la création. La trajectoire de Cosey Fanni Tutti devient un véritable phénomène de société en 1976, lorsque l’ICA de Londres accueille en ses murs une exposition où sont encadrées des revues pornographiques figurant le corps de l’artiste au cœur de la présentation du collectif Coum, qu’elle accompagnera également dans leur reformation en Throbbing Gristle, groupe phare de la musique expérimentale des années 1970-1980.L’exposition au Plateau consacre ainsi une première partie à l’expérience de cette artiste qui formule explicitement son intention presque programmatique d’infiltrer alors le monde de la pornographie pour user des images de son corps comme matériau d’une œuvre en devenir. Au-delà donc du corps, de la sexualité, c’est une expérience d’infiltration sociologique à laquelle s’adonna, sans en renier l’investissement personnel, ses plaisirs et ses souffrances, Cosey Fanni Tutti afin de de devenir « une de ces filles », comme elle le répète à l’envi dans divers documents réunis ici, de l’industrie. Cette distance n’a ainsi rien d’un détachement, elle permet à Cosey Fanni Tutti, dans les nombreux éléments présentés dans l’exposition, de développer le spectre d’une expérience aussi liée à l’évolution morale d’une société en plein bouleversement que d’envisager la « performance », la création d’un personnage, d’un « soi » sous des latitudes nouvelles ; une vie devenue « œuvre » qu’une entreprise individuelle fonde dans une industrie collective, à condition d’en embrasser pleinement la radicalité.
Une double perspective qui se lit dans la diversité des artistes invités qui font tous écho, à leur manière, à cet astéroïde du champ de l’art et de la création que fut Cosey Fanni Tutti et dont le parcours peut nourrir une somme infinie de réflexions que la confrontation à d’autres permet d’appréhender avec plus d’acuité. Car il s’agit d’une exposition collective et, dans son entreprise de fondation d’un corps « œuvre », Cosey Fanni Tutti est loin de se constituer en artiste au dogmatisme autoritaire, dépositaire de son œuvre. Au contraire, intégrée dans un monde, dans des enjeux et des flux qu’elle se doit d’absorber, parfois de vivre avec contrainte, l’œuvre de Cosey Fanni Tutti ne se donne pas en tant qu’ensemble immuable, elle constitue bien plutôt un prisme dont la valeur se mesure aux réflexions qu’elle engendre.
Toutes entières tournées cers le corps, les images se multiplient et répondent à la vidéo de Cosey Fanni Tutti qui donne son nom à l’exposition, _ A Study in Scarlet._ Passionnante, elle dévoile le corps de l’artiste qui entre dans une cérémonie secrète, se mouvant langoureusement autour d’un autel abritant une chaussure de sport. Le visage disparaît sous les volutes de tissu, sous les ondulations des cheveux, la caméra se concentrant régulièrement sur les mains, sur le faire. Une émancipation de la personnalité Cosey Fanni Tutti dont le visage couvre les premières cimaises, pensif ou enjoué, objet de fantasmes, sexuels ou non tant la multiplication d’articles d’archives ouvre d’emblée la part intime de l’artiste.
À l’image de l’exposition tout entière, le visage, dans sa présence frontale comme dans son absence, fondu dans la silhouette, apparaît alors comme un élément fondamental. Car il est une constante dans la pornographie moderne qui associe, dans son imagerie générale, le corps, l’organe sexuel au regard, dans un jeu de miroir avec le spectateur. L’acteur, le modèle, s’ils s’exhibent en corps, semblent engagés dans un jeu de capture de l’âme, une crainte historique de la photographie dont la pornographie pourrait être l’acmé, découvrant l’interdit ultime, la faveur intime d’un oubli de soi ; « joué » devant l’objectif.
En ce sens, A Study in Scarlet offre une perspective sur la réflexion contemporaine autour des modèles de la domination. La pornographie d’alors devient un outil de manifestation du corps et une brisure de l’ordre moral et de l’imagerie traditionnels, le corps se confrontant à cette ambiguïté de la liberté, devenu objet de consommation autant que d’émancipation. Une transmission de la sensualité comme monnaie d’échange dématérialisée qui ne se déleste pas pourtant de la menace de nouveaux maîtres et de nouveaux ordres.
À ce titre, la série de photographies d’Amalia Ulman, Privilege 8/29/2016 répète cette logique d’une tension entre spectacle du corps et exigence d’investissement de l’acteur jusque dans son quotidien, endossant le rôle d’employée de bureau qu’elle diffuse sur les réseaux sociaux, infiltrant à son tour des milieux différents pour en perturber la fonction, glissant du virtuel au réel dans un jeu d’acte secret qui se révèle au plus grand nombre.
Parmi les autres interventions les plus marquantes d’artistes contemporains, la très belle série Who Cyborgs will be is a radical question, the answers are a matter of survival, de Lili Reynaud-Dewar s’empare, elle, des poses de Cosey Fanni Tutti pour en faire des motifs répétables qu’elle remet en scène, recouverte de peinture noire, au cœur de son atelier. Le corps devient ainsi le medium de « gestes », « postures » qui sont autant de compositions esthétiques que l’artiste détache de leur fonction première pour en tirer une somme d’images simples et envoûtantes où la « forme » humaine, noyée sous la couleur, semble presque parasiter le décor purement fonctionnel qu’elle occupe.
À ses côtés, un artiste dont Lili Reynaud-Dewar a écrit le dernier texte d’exposition et qui a publié dans sa revue Nazi Knife une ébauche de la série de photographies qu’elle présente ici, Hendrik Hegray, dont le travail résonne par tant d’endroits avec la scène d’avant-garde anglaise. Toujours aussi libre, il développe ici encore son vocabulaire artistique. Avec une série de photographies inquiétantes, Hegray met en scène des personnages effrayant, notamment lorsqu’il affuble le corps d’une couche de latex appliquée sur le visage, des yeux vides qui nous fixent entre défi et stupeur. Autant d’apparitions d’un carnaval spectrale qui, elles, cachent le corps dans l’obscurité pour en dire la puissance évocatrice ; la terreur se traduit en cet « autre » dont les intentions, la forme et la nature sont impossibles à lire.
Pauline Boudry et Renate Lorenz offrent, eux, la captation immersive d’une performance du groupe de six artistes reprenant une composition de Pauline Oliveros. Au-delà de son aspect bruitiste et spontané, To Valerie Solanas and Marilyn Monroe in recognition of their desperation cache une gravité et un horizon conceptuel qui transpirent dans les plans où les musiciens se répondent jusqu’à obtenir un point suspendu qui vibre dans toute l’atmosphère, abolissant, dans sas construction même, toute hiérarchie entre temps de représentation des membres du groupe. Avec un premier plan séquence de haute tenue où l’une des musiciennes, une guitare fixée sur le corps, entre en contact avec son environnement, se frottant à divers éléments comme un prolongement actif et réactif de son corps. L’art, tout entier devient un « faire », incarné par des « membres » personnages de cet échange musical. L’intention programmatique disparaît au profit de la mise en place du protocole pour l’observer et le percevoir agissant à mesure qu’il se développe.
En fin de parcours, un « polaroid » de Cosey Fanni Tutti, presque surprise par l’objectif et d’une troublante spontanéité, cristallise cette figure de l’art à la manière d’une boucle où ce corps spectacle est devenue une figure d’une intense proximité, une existence que l’on partage. Si en avance, si liée à l’art conceptuel, à la mise en scène de soi et pourtant toujours dans une marge aussi superbe qu’ambigüe.
Le Plateau offre ainsi, avec toute son audace et sa belle liberté, une exposition d’envergure qui nous plonge au cœur d’un océan d’images sans pour autant se noyer dans la simple fascination « tendance » pour le kitsch assumé ; au contraire d’une décadence, c’est bien plutôt les prémisses d’une nouvelle perception du corps qui se révèlent ici et contribuent à libérer de nombreux corps du joug d’une morale arbitraire. La décadence apparaîtrait bien plutôt dans la libéralisation et la marchandisation industrielle qui perd l’acte même pour distribuer le produit. Il faut ainsi saluer le regard de Gallien Déjean, commissaire de cette exposition qui a su offrir une perspective aussi historique qu’actuelle sur une artiste en mouvement, inscrite dans une trajectoire aussi liée au corps, à la dimension charnelle qu’à une véritable réflexion riche d’enseignements.