Anne Imhof — Palais de Tokyo
Le Palais de Tokyo présente, pour sa réouverture, une exposition pensée sur le modèle de ses dernières cartes blanches, laissant libre champ à la récente lauréate du Lion d’Or de Venise 2017, Anne Imhof, pour déployer une mise en scène de ses propres œuvres, accompagnées d’une liste d’invités particulièrement inspirée, oscillant entre la radicalité contemporaine de Mike Kelley, Cyprien Gaillard, Wolfgang Tillmans et la remise en perspective de figures historiques telles que Francis Picabia, Cy Twombly mais aussi Piranesi ou Géricault.
« Carte blanche à Anne Imhof — Natures mortes », Palais de Tokyo du 22 mai au 24 octobre 2021. En savoir plus Si elle est loin de se montrer irréprochable et déçoit immanquablement en mimant bien souvent plus la nature morte qu’en s’en faisant le reflet et en répétant des concepts déjà vus (plusieurs fois), l’exposition brille à son corps défendant par certaines nuances qu’il serait cruel de balayer. Passons donc d’abord sur ce thème éculé de la « nature morte » qui, d’emblée, annonce le peu d’inspiration dans une ligne problématique fourre-tout que, de toute manière, la proposition parvient à ignorer en ne retenant que sa pesanteur symbolique. Rien ici de l’excès de puissance de vie dans le reflet de la mort, de l’empiètement de la vanité sur la tragédie du passage du temps n’affleure réellement. Seuls le vide et l’abandon subsistent. La tentation purement humaine de laisser, dans la reconnaissance de sa vanité, une preuve de son existence à défaut d’en trouver l’essence disparaît au profit de traces, de marques qui ne sont pas foncièrement moins intéressantes mais ne s’accordent pas avec la promesse de la nature morte.Passons ensuite sur cette tendance éculée de révéler l’architecture d’un Palais qui ne cesse, depuis une vingtaine d’années, de sidérer les artistes qui portent la responsabilité d’y organiser une exposition, redécouvrant avec bonheur, pour eux, chaque saison la force du lieu. Mais laissant poindre chez nous ce sentiment terrible que chaque nouvel intervenant semble ne s’être même pas documenté ou au minimum avoir été informé des expositions qui s’y sont déroulées. Son ossature, visible et palpable est précisément ce qui en fait la singularité et l’on s’étonne que l’équipe curatoriale ne se lasse pas de ce type de raccourci et n’encourage pas les projets visant à l’apprivoiser réellement.
Passons encore sur la déception irrémédiable d’une scénographie des œuvres « invitées » dès lors paresseuse ; Anne Imhof a indéniablement révisé ses classiques de l’histoire de l’art et convoqué de très excitantes figures contemporaines, leurs interventions et l’accrochage se heurte malheureusement à une triste figuration qui fait souvent office de remplissage, habillant les cimaises vides avec la froide régularité d’un magazine de mode entrecoupé de chiches interventions amicales, jouant sur des contrastes outranciers entre la précision de l’image et la brutalité des supports qui les accueillent sans parvenir à créer d’espace de réflexion, à une exception près. Les travaux de Tillmans, Bourouissa, Gaillard, se perdent au long du parcours sans autre vertu qu’une visée décorative qui les isole et ne les fait jamais communiquer pour ensuite étouffer des dizaines d’œuvres dans des espaces aveugles, cages sans invention pour tableaux prodigieux accolées à la sauvette dans des pièces sans saveur et sans folie.
Le parcours, mal pensé sur le plan scénographique, fait retomber tout souffle dès la fin de l’installation principale d’Anne Imhof et rattrape son cahier des charges à la sauvette jusqu’à une dernière salle symbolique de cette construction à la sauvette qui clôt un parcours dans une impasse bardée de trois peintures étalées au centre de l’espace, bien heureux de trouver là au moins de quoi le parer. Le spectateur en finira à coup sûr légèrement décontenancé, incertain quant à cette dernière partie bâclée dont on ne saisit plus rien et qui refuse toute conclusion ou problématisation finale. Passons enfin sur les œuvres plastiques en tant que telles (hors installation principale et vidéos) de l’artiste, de ses plaques brillantes lacérées à ses dessins sans vie, de ses objets sculptures à ses plongeoirs abscons, chaque élément renvoie à tant de créations contemporaines qu’il importe peu, au final, que l’artiste ne les signe même. Si l’on saisit la logique de l’appropriation dans ce cas particulier et l’inintérêt, en tant que tel, des œuvres hors contextes, on s’inquiète toutefois que ces redites ne soient signalées par l’appareil critique de l’équipe du Palais qui semble faire peu de cas des auteurs d’œuvres ayant au minimum « inspiré » Imhof1. Manifestement l’œuvre se joue ailleurs.
Et c’est en un certain sens exactement cet ailleurs, ces yeux graves de l’artiste, pas avare de mise en scène de soi dans sa communication, qui nous font face, qui dessinent les quelques passionnantes lignes à déchiffrer d’un parcours trop grand pour sa qualité mais trop réussi pour être abandonné. La présence de l’artiste « répétiteur » Sturtevant dans le panel d’invités ne peut que le confirmer. Dans la rencontre, dans la mise en correspondance de l’espace avec ces éléments d’habitation potentiels, l’effet, sans qu’il soit même réellement cherché, se produit et fait du labyrinthe initial la structure d’une stratégie nouvelle d’occupation de l’espace qui dit beaucoup des marges de la société en érigeant ses points aveugles. Qu’importe alors que la couche, le lit, le tag, la mise en scène de mobilier urbain soient des motifs récurrents de l’art des quarante dernières années, leur récupération et leur mise en espace rythment un parcours qui vit alors de ces stases visuelles comme autant d’éléments familiers, pièces d’un vocabulaire accessible qui semble avoir déjà abandonné la notion d’auteur pour recomposer les instances d’un paysage à habiter à son tour, tandis que lui-même nous est interdit.
Le visiteur est en effet « accueilli » dans le dénuement de la grande aile supérieure du Palais, parcourue ici d’une double paroi qui l’isole et l’enserre tout en laissant visibles les entrailles du lieu. Déjà vu certes mais ces panneaux de verre arrachés à un immeuble de bureau appartenant vraisemblablement à un centre urbain dynamique évoquent surtout les parois réduisant les nuisances sonores des axes routiers de périphérie, nous plongeant aux confins d’une urbanité désertée. Les pièces de mobilier urbain oscillent entre la contrainte, l’absurde détour à emprunter vainement (telle cette double rampe à laquelle tenir sa main, Courbe 2) mais aussi le repos. On s’y accoude, on discute et on s’y détend, jusqu’à ce que les haut-parleurs diffusent une bande-sonore de musique metal dont l’agressivité se fond dans l’absence de contexte à transgresser. Les lits posés au sol dès l’arrivée dans le second grand espace rythment comme autant de petits espaces d’intimité, de possibilités d’habitation, défense pourtant de s’y asseoir pour un visiteur qui ne peut qu’en constater l’immaculée propreté. Un contraste qui renforce cette confrontation de la violence de l’urbain, du dehors au sinueux mouvement intérieur de l’intime.
Anne Imhof, si elle n’invente rien plastiquement, parvient, dans la radicalité de sa mise en scène (une fois encore, elle n’est pas la seule mais d’autres, plus radicaux encore, n’y sont pas parvenus), articule avec une étonnante alchimie du vide et du plein une complexe problématique de l’habitation urbaine qui va bien plus loin que la médiocrité des quelques tags affichés sur ses cimaises de fortune pouvait laisser craindre. Et, sans briller sur le plan de la scénographie, impose dans le « Concrete Cube » du Palais de Tokyo une chorégraphie de la visite face à la somme de tous ces objets immobiles. Un contrepied inattendu et assez convaincant après s’être fait largement connaître, à la Biennale de Venise, en faisant jouer des « choses vivantes » dans une performance monumentale d’un Faust voyant ses figurants constituer autant de potentielles reliques en mouvement d’un temps révolu.
Le rapport au verre et à la transparence, à ce mouvement forcé qui devient un modèle, une vitrine pour celui qui le suit parvient à faire résonner une double problématique de la contrainte et de la liberté, rappelant la prégnance du voir, de l’attrait de révéler l’intime comme possible création de valeur. Dans une société qui joue justement de la transparence et de l’observation, dans un moment qui fait de chaque exposition le decorum d’images personnelles de visiteurs prompts à y immortaliser indifféremment souvenirs et partage social, on ne sait s’il s’agit de voir, de se voir ou d’être vu. La vidéo d’une femme seule face à la jetée agitant un fouet, certes terriblement symbolique, parvient cependant à résonner comme un écho à ce ressac de transparence, de vide et d’horizon qui s’entremêlent dans notre perception du monde. S’agit-il alors de battre l’air pour se défendre, de délimiter son propre espace ou tenter de domestiquer l’immensité qui nous fait face ? Dans tous les cas, derrière l’esthétique postindustrielle et désabusée aux relents sombres des notes de metal exutoires, semble refléter cette éternelle lutte des moulinets vains des bras secs d’un Don Quichotte affairé à imaginer la quête donnant sens à sa propre vie. Une note picaresque qui, si elle n’est certainement pas au centre des attentions d’Imhof, prouve la diversité des modes de lecture de cet œuvre qui gagne à être observé dans les failles qu’il ouvre.
Un contrepoint qui sert enfin la vidéo Deathwish présentée dans la salle de projection circulaire du Palais. Seins nus, on voit une femme opérer une étrange danse, qui pourrait s’apparenter à une parade de séduction si ce n’était ce regard absent et le défilement de l’image à l’envers et au ralenti, suspendant tout réalisme. Une forme d’abandon qui répète le négligé de sa mise. Quelque chose d’agressif pourtant là encore contrebalance la bande-sonore retenue, cette fois, de contrebasse. Derrière le monceau de fleurs dans la nuit, la protagoniste apparaît en réalité vêtue comme un hooligan dans une bataille rangée entre supporters ; la séduction tourne court, à moins encore que celle-ci ne soit dirigée vers la mort et que le désir évoqué ici (« wish ») ait assumé sa transition non-charnelle et se concentre sur celui de n’en avoir plus.
Autant d’éléments qui servent ainsi une exposition qui, si elle semble certes un peu trop ambitieuse pour elle, permet à l’artiste d’installer indéniablement un environnement qui sait user de la pesanteur de l’inquiétude sans sombrer dans le seul désenchantement univoque. En demi-teinte donc mais garnie de luisantes fulgurances, ce parcours qui s’abîme quelque peu sous l’immensité de l’espace parvient au final à s’en servir pour laisser présager de présentations plus convaincantes de l’artiste qui inscrit un propos résolument contemporain sans se complaire dans la seule esthétique postindustrielle que. Et fait surtout du visiteur la pièce maîtresse d’un ballet de mouvements suspendus, imprévisibles et chargés du doute d’un moment pétri d’une incertitude qui le fait osciller entre interdit et abandon, entre transparence de la transgression et retenue de la contrainte.
1 On citera à ce sujet le critique Stéphane Corréard qui pointait sur France Culture les emprunts manifestes et a argumenté avec justesse les points de rencontre des œuvres d’Imhof avec d’illustres prédécesseurs qui, nous semble-t-il, mériteraient mention pour éviter toute accusation de plagiat ou, à tout le moins, d’incompétence d’une institution censée défendre les artistes.