Taysir Batniji — MAC VAL, Vitry-sur-Seine
Le MAC VAL propose depuis le 21 mai un parcours d’envergure qui embrasse la carrière de l’artiste palestinien Taysir Batniji et offre une plongée au cœur d’un monde pétri de douleurs comme de subtiles lueurs.
« Taysir Batniji — Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse », MAC VAL Musée d'art contemporain du Val-de-Marne du 19 mai 2021 au 9 janvier 2022. En savoir plus En prenant le parti de montrer des œuvres sur une période de près de vingt-cinq années, l’exposition nous projette dans une démarche sensible qui poursuit depuis ses débuts une quête de compréhension de l’être humain, passant certes par ses luttes mais plus fondamentalement par ses aspirations et la manière dont celles-ci modèlent son existence. Un propos que Taysir Batniji étaye dans la lecture de son propre pays, la Palestine, dont la situation géopolitique, objet d’un conflit qui ne cesse de redéfinir son statut même, intègre chacun de ses citoyens dans un devenir collectif qui imprime une marque prégnante sur l’histoire individuelle.Une marque qui fait écho à l’obsession de la trace ici à l’œuvre, d’un suspens de sens laissant la place au signe, non identifiable immédiatement mais pourtant bien visible. Tantôt proches, tantôt spécifiques, les scènes du quotidien alternent entre quiétude et douleur. L’exposition s’ouvre ainsi sur le rythme entêtant et festif de la chanson I Will Survive telle qu’elle accompagna la Coupe du Monde 1998 et dont les cris de joie retentiront en fond sonore dans tout le parcours de l’exposition. Mais la joie n’est qu’un trompe-l’œil pour mieux mettre en scène la sidération de son auteur ; cette vidéo Me 2 montre l’artiste réagir à la guerre en Irak et à son traitement médiatique par un pas de côté l’amenant à danser dans une ronde fiévreuse, ajoutant au brouhaha médiatique l’inquiétude d’un horizon effacé dans le mouvement perpétuel d’un regard qui ne veut ni ne peut plus voir. Une première pièce emblématique d’un œuvre qui, sans s’immiscer dans la narration de soi, ne perd jamais de vue son auteur.
Chacune de ses œuvres devient ainsi l’occasion d’une extrapolation, d’une mise en question de la nature même du partage ; qu’est-ce qui, dans l’histoire individuelle peut figurer un lien entre consciences que séparent des milliers de kilomètres, des milliers d’années de croyance ? Des croyances indissociables d’imaginaires dont Batniji éprouve justement la capacité à s’émanciper, à glisser vers la métaphore pour retrouver l’essence d’un sens qui les parcourt.
Fortes d’une symbolique alternativement lisible ou cachée, ses œuvres mettent en relief des interrogations et laissent en suspens toute tentative de réduction à une réponse ; l’art ici se fait vecteur de questions visant à nous rapprocher, non par leur résolution mais à travers le processus même de formulation. Un détour la plupart du temps convaincant qui suspend, le temps d’une confrontation à l’inconnu, le jugement de chacun pour appeler à la volonté commune de comprendre, d’intéresser et de mobiliser l’attention pour donner à l’objet observé son statut d’énigme à déchiffrer, ensemble. L’histoire de l’art, réinterprétée, devient elle aussi objet de réflexion, activée dans un monde qui la met à l’épreuve pour en appeler à de nouvelles formes d’expression, donnant au travail de Batniji une dimension pleine et un ancrage qui l’aident à rejoindre des réflexions élargies sur la perception et l’interprétation du réel.
Le parcours, ample sans être écrasant, fait se succéder avec réussite les émotions pour maintenir une dynamique sentimentale qui rythme le propos sans le dépouiller de sa gravité. On peut ainsi par moment rester quelque peu circonspect face à des séries qui, non dénuées d’humour, à l’image des photos présentant les ruines de bâtiments sur des cartels d’agence immobilières, font quelque peu vibrer la ligne de compréhension puis proprement envahi par la pesanteur d’un écrasante fatigue figurant avec force l’histoire qu’il reflète. Une gravité incessante où la terre, la pierre et le fer, autant d’éléments censés symboliser l’érection de bâtisses vers l’altitude, se voient implacablement ancrés au sol, ramenés à une réalité qui n’en finit pas de réduire un peu plus les espoirs de plusieurs générations. Une gravité surtout renforcée par l’ambition de l’exposition de montrer la continuité et l’évolution d’un œuvre qui multiplie les échos à ses propres productions, cherchant sans cesse à remettre en scène des formes créées dans le passé, à l’image de ses dessins remis en matière dans des sculptures.
Les stigmates, s’ils se voient, ne se lisent ainsi pas systématiquement et restent ancrés dans un mode parfois ésotérique, plein d’un sens que seuls ceux qui en éprouvent encore la souffrance comprennent, que tous ceux qui n’en perçoivent que la cicatrice doivent déchiffrer, interdisant tout raccourci d’identification qui résonnerait ici plus comme une forme de pathos. Plus éloigné qu’on ne peut le penser par moments d’une volonté didactique, le travail de Taysir Batniji fait bien plutôt résonner cette conscience qui en sous-tend d’autres, déploie les échos d’une subjectivité qui se refuse à l’extériorisation, à l’objectivation de l’histoire pour rappeler sans cesse sa traduction polymorphe dans la réalité. La vie, le bruissement de la ville, les notes de musique en plein air, le monde continuent d’exister même quand la mort et le deuil sonnent les minutes quotidiennes des habitants de sa ville.
Aucun humanisme béat, simplement la mise en perspective d’une horreur qui touche bien des êtres humains, des consciences comme lui, qu’elles cherchent ou non reconnaissance, affection, qu’elles partagent ou non le désir de paix, ce sont des consciences. Taysir Batniji en est une, qui ne prétend pas éclairer mais bien au contraire continuer de luire, même dans les ténèbres d’une guerre sans fin, pour rappeler qu’il en est des millions d’autres qui luisent aussi et qu’il sera coupable de penser toute lumière éteinte.