Anselm Kiefer — Centre Pompidou
Avec près de cent cinquante œuvres, le centre Pompidou offre la première véritable rétrospective consacrée à Anselm Kiefer en France. Un hommage bienvenu et loin de tomber dans l’écueil du sensationnalisme à l’un des artistes les plus importants de sa génération.
« Anselm Kiefer », Centre Georges Pompidou du 16 décembre 2015 au 18 avril 2016. En savoir plus Sous la masse, sous le déluge de matières qui peuplent les toiles d’Anselm Kiefer, le parcours démarre son odyssée au creux d’un amer stigmate de notre modernité. Car Anselm Kiefer, c’est d’abord la question d’un art complet, d’un engagement total dans l’histoire dont on pourrait se demander pour quelles raisons il survit et continue de fasciner. Ces raisons, plus profondes qu’un simple choc esthétique, tiennent à la singularité du rapport de l’artiste à l’histoire, ce regard unique qui parvient, par dissémination, contradiction et rencontres de formes, à toucher une communauté de pensée, qui n’empêche pas pour autant de penser « l’autre ».Dès la première salle, qui expose ses œuvres de jeunesse où la figure du héros, homme seul face à une nature qui l’a créé et l’enferme, se voit renversée par ce bras qu’il tend à la manière du salut nazi, ramenant à la barbarie contre-nature d’un régime qui aura creusé à jamais la mémoire et l’histoire de la civilisation. Une perspective essentielle dans l’appréhension d’un peintre qui a fait de la mise en scène de l’impasse de l’humanité face à une histoire qui parvient à le nier tout en témoignant d’un resurgissement du possible à travers l’exploration de cette même histoire. Double courant dont la contradiction s’expose dans l’implosion sourde de la matière et de la toile, de la trame vierge et d’un esprit humain assassiné par l’histoire des barbaries qui se doit néanmoins de poursuivre, quitte à se borner à chercher les moyens de figurer son seul chaos. Et ce, dès ces premières toiles, oscillant entre la gravité d’un ouvrage calciné de Martin Heidegger et la naïveté presque burlesque des autoportraits de l’artiste, dont le visage flotte, impassible et inexpressif, au sein de paysages infernaux, Anselm Kiefer radicalise et dramatise la possibilité d’un art de l’absurde, non plus utilisé comme une possibilité de se dégager des traditions et inventer un nouveau langage créatif mais bien comme la seule voie vers l’assimilation possible d’une histoire occidentale traumatisée par son propre reflet, où, après Auschwitz, selon le mot bien connu d’Adorno, toute poésie est condamnée.
Alors peut-être, la poésie pourra se faire, sans nous, dans la peinture, une peinture en forme d’explosion expressive d’un art qui se confronte directement au vertige de constater, in fine, sa propre possibilité. Le parcours saisit cette renaissance explicite avec la toile programmatique Malen, (Peindre) de 1974 ; peindre c’est déjà déchirer la toile, la creuser et creuser le sillon d’une route dont on ne sait où elle mène. Véritable leitmotiv dans son œuvre, cette perspective du chemin, comme une blessure infligée à la nature suturée par sa propre chair, la terre retournée, hantera la peinture d’Anselm Kiefer en suivant les inflexions de ses recherches et de ses obsessions. Dans l’alchimie paradoxale de matériaux contre-nature, de l’alliance du minéral et du spirituel s’opère la genèse de la force de ce résultat : la poésie n’est pas un avenir nécessaire, elle n’est qu’un possible à « advenir ».
Une exposition bien plus liée à l’histoire qu’au spectaculaire pour un parcours saisissant, plus oppressant qu’écrasant et plus réflexif qu’incantatoire. A l’image des tableaux de Quaternité, les angles choisis déportent le point de vue de la représentation du réel à son observation à travers un point de vue irréel, celui d’un esprit immatériel auquel s’ajoutent des éléments forts, rejoignant les collages qui, dès ses débuts en peinture, venaient questionner la pratique même de l’artiste et participaient de ce monde qu’il souhaitait repenser. En ce sens, à rebours des attentes nourries par ses dernières interventions spectaculaires et explosives (on pense notamment à la très — voire trop — belle Monumenta qui lui fut consacrée en 2007), cette rétrospective retrouve la vérité d’une peinture qui, si elle impose sa phénoménale pesanteur de plomb et d’esprit, parvient à mettre en scène la formidable et moins évidente part réflexive de sa démarche qu’il définit de la sorte : « Je ne fais pas de la peinture pour faire un tableau. La peinture, pour moi, c’est une réflexion, une recherche ».
En cela, les œuvres de Kiefer oscillent entre l’intensité stupéfiante de leur matérialité et la méticulosité suffocante de la composition de l’artiste. Avec en toile de fond cette tension proprement humaine entre le minuscule travail accompli quantifiable et l’immensité de la marque qu’il peut infliger à l’histoire. Dès lors, le champ de ruines devient une mine à ciel ouverte dans laquelle Kiefer nous projette à la vitesse d’un chariot enragé soulevé par le torrent impétueux d’un monde qu’on croyait maîtriser. Cette rencontre entre le cosmique et cosmogonique qu’il orchestre trouve un point d’orgue dans la très belle salle consacrée à la peinture de ruines. Une série éclairante sur cette idée d’une architecture dont on anticiperait les ruines, une architecture qui rêve sa propre destruction. C’est aussi le chemin de la pensée, sur les ruines de laquelle Kiefer danse. Car, dans leur chaos, les ruines gardent les stigmates de la structure, la révèlent et témoignent de l’ossature d’une histoire qui s’est ruinée, qu’il appartient à la pensée de reconstruire.
Aussi audacieuse dans son parti-pris radical qu’éclairante sur sa démarche, l’exposition riche et polymorphe offre un réel point de vue sur la trajectoire, l’évolution et les points névralgiques de l’œuvre d’Anselm Kiefer. Elle révèle finalement la complexité géniale d’un artiste confronté aux maux d’un siècle que l’art doit continuer d’exorciser pour enfin donner « sens » à l’histoire.