Ashley Hans Scheirl — Galerie Loevenbruck
La galerie Loevenbruck présente jusqu’au 12 mai une exposition personnelle d’Ashley Hans Scheirl qui réunit un ensemble d’œuvres réalisées pour la Documenta de Cassel, Exhibitionist Testicle Inject Jet, un titre à la poétique déglinguée qui répond à un univers fait de sensualité, d’horreur joyeuse et de révision sérieuse des frontières du vivant.
« Ashley Hans Scheirl », Galerie Loevenbruck du 23 mars au 12 mai 2018. En savoir plus Figure de la scène transgenre, Ashley Hans Scheirl qui se définissait en 1995 comme « un garçon, travesti, drag-king, transgenre » mais surtout comme un « insecte » et comme un « cyborg », a fait de son identité un motif plastique qui accompagne les différentes mues de sa propre création. Réalisant par là un souhait cher à divers courants postmodernes, Scheirl a su fondre la question de l’auteur au cœur de la création pour en finir avec un rapport de domination de l’inventeur sur son invention et offrir une variation jouissive d’un art parcouru des infinies rencontres non-hiérarchisées qui ont présidé à son éclosion. De la vidéo conceptuelle et expérimentale qui constituait l’essentiel de son expression jusqu’à la fin des années 1990, Scheirl poursuit ici sa transition vers une pratique cohérente et déchaînée de la peinture. Une peinture qui, bien évidemment, convoque plus qu’elle-même et déborde sa toile (au sens figuré comme littéral avec ce morceau de carton collé sur l’une d’entre elles) en s’invitant dans une grande réflexion économique et anthropologique, variation malicieuse et allègrement décadente autour de la sexualité et des rapports humains.L’Origine du monde de Courbet devient ici une « Golden Shower » métaphorique où l’urine s’est changée en fontaine de pièces d’or, projetant toute l’ambiguïté d’une pratique sexuelle largement usitée dans les relations tarifées et ainsi adossée à sa valeur économique. Libidinal Detachment poursuit une série présentée en 2016 qui inventait une lecture artistique de L’Économie libidinale de Jean-Franois Lyotard. Les œuvres Balancing Priorities, Offshore Creativity, Intergalactic Dis-Count Elegance et Investor’s Marble Fever, en appellent à leur tour au lexique d’une économie contemporaine dont les règles distendues mais pourtant toujours aussi normatives imposent la suprématie mercantile sur les rapports humains et, partant, sur les corps. Cette plasticité à laquelle répondent les mondes carton-pâte et les effets spéciaux ouvertement grotesques mais pourtant définitivement sérieux des « aberrations » qu’elle met en scène dans ses films est prise ici à contre-pied pour offrir une série de tableaux qui, derrière leur naïveté apparente, recèlent un véritable goût pour la technique, un jeu sur la matière peinture qui apporterait presque un sérieux paradoxal. Derrière la prolifération des formes, l’alternance des techniques et la superposition des motifs, c’est pourtant un programme cohérent et engagé qui semble poindre dans sa peinture.
L’exposition s’offre comme une grande installation où chaque tableau devient membre d’une scène, acteur inséré dans un display mouvant qui assure les interactions, échos et embûches visuelles entre eux. Engageant le regard à se mouvoir, ce dispositif fait appel aux blocages, aux recouvrements, empêchant par exemple l’une des toiles d’être embrassée dans sa totalité. Alors, tout comme l’artiste glisse ses jambes à travers la toile tendue sur un châssis dans l’une des vidéos présentées en parallèle, l’esprit doit accomplir ce déchirement mental d’une première couche pour se figurer l’envers de l’image qui lui est présentée. Une notion de fouille, de « creusement » essentielle dans le langage visuel de l’artiste qui s’est toujours plu, dans ses vidéos, à évider la matière, à excaver les corps pour en révéler les entrailles, les productions organiques devenant à leur tour des marqueurs d’une narration qui interdit la réduction à l’apparence, au genre donné. Un écho salutaire qui encouragera certainement de nombreux visiteurs à découvrir son célèbre Dandy Dust, devenu fétiche auprès de tous les amoureux de films expérimentaux, où chaque plan, sans exception, constitue un tableau. Chaque section de la pellicule fait image, devient image, de la même manière que ses toiles, en multipliant les techniques et les formes, imposent leur esthétique d’un chaos stellaire qui opère immanquablement et nous transporte hors de notre propre identité, absorbés par les trous noirs et sauvés par un doigt flottant dans l’espace, happés par les étoiles et rassurés par la familiarité d’une natte enfantine. Chaque tableau est ainsi une explosion jouissive d’affects, de sensualité et de cosmologie rêvée. De la simplicité de l’organe micro-local avec la présence d’éléments maximisés jusqu’à l’infinité d’univers synthétisés et représentés en fond de tableau mais plus encore des mises en scène de la peinture avec cette intervention de pâte organique, mise sur le même plan que la déjection.
Exhibitionist Testicle Inject Jet présente ainsi des compositions qui subliment la question du genre en fétichisant le pur désir de l’être, de la nature ou de l’objet, une sensualité de l’artifice qui ne peut s’inventer, essentiellement, qu’hors des limites, puisqu’il assimile en son sein tout ce qui fait image, sans distinction. Plus alors que les corps, transformés ou non, c’est leur perpétuelle interaction qui pose question dans l’œuvre de Scheirl, sa transformation personnelle s’envisage ainsi, à travers sa création plastique, bien plus comme une méthode de révélation des autres à travers soi que comme un désir singulier et subjectif. C’est l’altérité et la coexistence du multiple, de la différence qui apparaissent en filigrane dans son œuvre, la mutation des corps n’en est qu’une des nombreuses modalités. Dans l’économie du désir, l’unité figée n’existe pas et chaque être, chaque objet devient un vecteur de changement, une possibilité de jouissance.