Beauté Congo — Fondation Cartier
Sous l’impulsion de son commissaire André Magnin, la fondation Cartier accueille cet été Beauté Congo, une exposition qui offre un regard singulier sur le foisonnement artistique de ce pays qui a vu, en l’espace d’un siècle, une multitude d’artistes et de courants émerger.
« Beauté Congo 1926-2015 — Congo Kitoko », Fondation Cartier pour l’art contemporain du 11 juillet 2015 au 10 janvier 2016. En savoir plus D’emblée, l’exposition piège le regard sous l’explosivité des « Artistes populaires », ce groupe de peintres de Kinshasa qui, dans les années 70, rompent avec un art « traditionnel » pour y faire souffler un vent de liberté et de réalisme magique. Couleurs vives, portraits de célébrités, scènes de rues anonymes et figures animales, cette génération use de moyens directs pour attirer l’œil et raconter son histoire aussi bien que son quotidien. Sous l’égide de Chéri Samba, icône du mouvement et inventeur même de ce nom de baptême, les artistes populaires transmettent leurs messages dans un style direct et manient réalisme flashy et textes grinçants. Ils transposent sur toiles des anecdotes, visions du monde et réflexions comme autant de saynètes populaires à lire et partager, déployant un art de la dérision et de la critique sous tension, empruntant leurs effets à l’illustration, à la publicité et au quotidien.Inventant des allégories, ils peuplent leurs tableaux d’événements d’actualité ou de figures fantastiques, à l’image du plus jeune d’entre eux, JP Mika et ses personnages fantasques aux allures de rois autoproclamés du « toujours plus ». Usant lui-même des codes de la SAPE — cette Société des Ambianceurs et Personnalités élégantes qui agitera la scène culturelle des années 70 et dont le peintre Chéri Cherin, représenté lui aussi dans l’exposition, sera l’un des membres fondateurs — ce jeune artiste poursuit un mouvement qui, débarrassé des références chargées de l’histoire de l’art, invente son propre langage visuel et impose ses visions du monde à travers un fourmillement d’inventions et de procédés techniques. Loin de se réduire à ce seul courant, Beauté Congo place en perspective des jeunes artistes qui, sans renier cette imagerie populaire, s’en détournent et imaginent des œuvres moins frontales mais pourtant chargées d’un regard lucide sur l’histoire et la spécificité de leur société. Que l’on adhère ou non à cette esthétique de l’excès, tournant, dans certains cas, à l’auto-glorification du créateur, le piège fonctionne et nous plonge avec délice dans ce monde bigarré, gouailleur et parfois lourdement symbolique de transpositions d’idées à travers la peinture. Et cela grâce sans doute à une scénographie tout en pudeur qui se refuse à tout dogmatisme « forçant » les liens entre les artistes congolais et parvient à en révéler bien plus spécifiquement la singularité de chacun.
C’est ainsi que la seconde partie du parcours, à rebours d’une sage chronologie, remonte et mélange les temps en se confrontant au Congo des années 1960-1980 où les photos côtoient les peintures pour évoquer l’effervescence d’une société en plein bouleversement, tout en y intégrant les maquettes d’utopies urbaines de Boys Isek Kingelez. La culture apparaît ainsi comme un produit de la ville avec la joyeuse et inquiétante obscurité des tableaux de Moke, qui dépeignent une vie nocturne et tumultueuse, où les costumes et spotlights remplacent les sources de lumière naturelle.
Mais la culture naît également de la rue ; si Moke transporte la peinture jusque dans les bistrots, des légendes urbaines, à l’image de Mohamed Ali par exemple, deviennent aussi des sujets pour les peintres. Les photographies de Jean Depara témoignent, elles, d’une société qui se met en scène, pose et fait de chacun un personnage de comédie à échelle urbaine. Cette génération est aussi celle qui replace l’identité de la société congolaise au sein de sa création, remplaçant la faune et la flore par la population, par des hommes et des femmes qui expérimentent eux-mêmes ces nouvelles modalités de la vie.
Une rupture par rapport à leurs prédécesseurs qui, eux, sous l’impulsion de Pierre Romain-Desfossés, développent le Hangar, un lieu d’art et de partage recevant des artistes congolais de tous horizons. Le Hangar est alors la pépinière d’un art moderne passionnant où faune et flore se mêlent en des chorégraphies imaginaires fantastiques, multipliant les techniques inventives en empruntant à la tradition la répétition des motifs. Parmi ces artistes, Pilipili Mulongoy et Jean-Bosco Kamba rendent hommage aux richesses naturelles du pays et proposent des compositions sensibles et colorées qui prennent le relais des pépites de l’exposition, les aquarelles d’Albert et Antoinette Lubaki.
Véritables singularités dans le paysage artistique africain, ce couple de peintres fut découvert en 1926 par l’administrateur belge Georges Thiry qui leur fournit matériel et support pour élaborer des œuvres qu’il exporta dans le monde entier, notamment lors d’expositions coloniales, tranchant avec le vision folklorique caricaturale de l’Europe d’alors. Ces deux peintres déploient ainsi un bestiaire minimaliste dont la composition trahit une véritable intelligence du trait, figurant des éléments avec finesse et imagination. Cet onirisme léger possède une force qui s’inscrit, sans en posséder les codes, dans l’histoire moderne de l’art.
Un paradoxe qui définit assez bien le projet de cette exposition plus subtile qu’on aurait pu le croire. Attachée à ne pas couler ces œuvres sous un discours unificateur et pointant les disparités stylistiques entre les générations, Beauté Congo révèle finalement la très belle vitalité d’une scène qui explore, génération après génération, les possibilités de la peinture. « Une succession de hasards et de nécessités » rappelle André Magnin, qui valide l’idée que ces artistes n’ont pas forcément connu leurs précurseurs, laissant, de fait, émerger cette force magique d’une continuité qui déjoue la filiation.