My Buenos Aires — Maison rouge
La maison rouge poursuit son exploration des capitales de l’art à travers la production artistique de leurs habitants. Plus qu’un état des lieux de l’art contemporain local, My Buenos Aires déploie une fois encore, à la suite de Winnipeg et Johannesburg, une cartographie sentimentale de la ville, oscillant au gré des humeurs et thématiques chères à la population portègne.
« My Buenos Aires », La Maison Rouge du 20 juin au 20 septembre 2015. En savoir plus Avec un parti-pris d’une telle pertinence, My Buenos Aires fait montre d’une richesse vertigineuse, accumulant les médiums pour démultiplier l’expérience. Ici, tout fait sens et, après une introduction assez mince dans le couloir d’entrée, la très belle toile de Roberto Aizenberg, doyen des surréalistes argentins, ouvre ce parcours avec une délicieuse étrangeté en proposant un art ancré sur la question de la ville tout autant que sur sa reconstruction idéale et sa représentation mentale. Une entrée en matière idéale pour ce parcours qui, avec sa soixantaine d’artistes, privilégie toujours l’incertitude et l’ambiguïté. Un reflet sensible et subtil de cette ville à l’histoire singulière, dont les près de 500 ans d’existence ont charrié les contradictions ; capitale peuplée par des vagues d’immigrations européennes, tantôt isolée, tantôt au cœur des intérêts d’empires coloniaux, elle a vu sa vie politique passer de la terreur des dictatures au sursaut d’une population secouée par les drames d’une économie en première ligne face au ravage du capitalisme. Le tout sans jamais cesser de constituer un centre névralgique de la culture du monde, un terreau unique de pensée et de création libres, nourri des histoires et références des continents européen comme américain. Face à cette richesse, faite d’inventions successives et de drames, l’art s’impose comme une résistance face au temps, il est le terrain plastique sur lequel s’expriment les histoires subjectives qui, plus que jamais, redessinent une histoire collective.On navigue ainsi entre les âges, à travers notamment les sculptures de Marcelo Astorga, ces fragments de façades de bâtiments agrémentés de laiton, comme autant de prothèses qui reflètent des morceaux de ville écroulés. Par définition obsolètes, ces reliques touchent au paradoxe de l’histoire, où la ruine devient ce qui doit être conservé. Ce qui était autrefois « construit » est à présent démis de sa fonction, il prend une valeur qui la dépasse pour devenir un patrimoine et, ici, un morceau de beauté. Une façon de faire entrer la ville dans l’exposition tout en déjouant sa problématique ; l’aspect « sentimental » de la démarche n’a rien d’un caprice, elle procède d’une synthèse troublante entre l’individu et le collectif, entre l’impression et le réel.
De même, le grand mur d’Elisa Strada, s’il reprend une idée largement répétée dans l’histoire de l’art avec divers prospectus et autres flyers locaux apposés au mur, fait immanquablement rentrer la ville dans le musée, esquivant encore les attendus en revendiquant l’expérience d’une imagerie devenue populaire à force de diffusion. Avec pudeur et retenue, Ariel Casmir dépeint lui aussi à sa manière la culture urbaine avec une scène de café qui fait écho à l’inquiétante étrangeté de la toile de Jorge Macchi, un toit de voiture émergeant d’un lac sombre et opaque. Immanquablement, cette exposition nous raconte une ville par échos, suggérant par touches et thèmes les obsessions de ses habitants.
Et, sensiblement, le climat se fait plus oppressant. L’artiste devient le miroir d’une société comme nombre d’autres, dont les membres sont aussi inextricablement liés qu’incapables de se voir ; Fabio Kacero s’allonge ainsi dans la ville, face au flot de passants que l’incongruité de la situation ne trouble pas. Derrière le témoignage « choc », une première illustration de la dureté du monde qui évoque, en temps de crise, la nostalgie d’une réelle communauté. Une amorce frontale à la plongée vibrante de Gabriela Golder qui relate, à travers une vidéo pleine d’acuité et de beauté, la crise économique où rations et punitions rappellent les réalités d’une société argentine en pleine implosion. Un mélange de dureté et de mélancolie qui va trouver sa synthèse avec Leandro Erlich et son orage en cage, installation d’une fenêtre battue par la pluie d’un violent orage, ainsi que dans la confrontation de l’exotisme traditionnel à l’implacable marche de l’histoire dans la vidéo d’Ana Gallardo, la déclamation d’un essai sur les abus sexuels sur un air de tango.
Avec subtilité, la focale se décale encore vers une ligne d’horizon plus empreinte de sourde mélancolie, mais aussi d’une terreur intériorisée. Au creux des murs se cache ainsi une population étrange, des sculptures de Diego Bianchi tapies dans l’ombre que seules quelques trappes nous révèlent, rappelant que les frontières des espaces que nous occupons sont rarement celles que nous maîtrisons le mieux. Une démonstration dont se charge Marisa Rubio qui, armée de sa caméra, pénètre par effraction dans l’intimité des foyers et livre au regard public les intérieurs de familles argentines, réactivant les heures les plus sombres de la dictature, une cicatrice encore béante dans le pays. Une même fêlure parcourt chaque meuble, chaque tasse, chaque couvert du Dominio de Martin Cordiano et Tomás Ospina, reproduction d’un intérieur banal d’appartement portègne qui révèle un environnement dont tous les éléments, sans exception, portent les stigmates d’une brisure passée.
Une société déchirée de l’intérieur qui va également trouver du côté des objets, des biens de consommation, les sources d’une réflexion sur la place de ses membres. Véritables repères culturels (et cultuels), les statuettes à l’effigie de Jésus et des rois mages, empilées dans des fours et autres mixers se voient précipités à un geste près de l’éradication. Avec Carlos Herrera, c’est au contraire les chaussures, ballons et accessoires sportifs qui, modelés et déformés, deviennent des masques totémiques accrochés au murs. S’appuyant elle aussi sur une certaine communauté de mode de vie à travers ses intérieurs traditionnels, Eugenia Calvo développe, au long des trois vidéos qui composent An Ambitious Plan, une splendide poétique de l’objet. Tour à tour, elle en fera le rangement raisonné, en provoquera la destruction et s’y fondra enfin entièrement. L’espace intime devient son terrain de jeu et, à mi-chemin entre la mise en question de la place des êtres humains au milieu de ces fournitures et la procrastination d’un enfant non résolu à s’approprier ce monde d’adulte, l’œuvre de cette artiste ouvre un espace riche à la réflexion et à l’imagination qui annonce l’onirisme du final de l’exposition.
Du pas de tango de Guillermo Kuitca, dessiné sur la toile, à la plateforme de Luciana Lamothe, nous invitant à marcher jusqu’à l’extrémité d’une structure qui semble ployer sous nos pieds en passant par le corps suspendu de Nicanor Araoz, tout est question d’équilibre. Un équilibre que l’on perd dans dans la cabane d’Eduardo Basualdo qui, brouillant nos repères et forçant son visiteur à emprunter des allées étroites et sombres, fait de notre corps un obstacle à la progression dans la découverte. Les dessins, statuettes, talismans et lumières tamisées nous le révèlent ; c’est bien d’esprit qu’il est question dans cette Île qui ne le devient que par l’imagination. La possibilité du rêve, de l’imaginaire, deviennent ainsi elles-mêmes des valeurs fragiles. Les masques de plâtre aux effigies d’animaux de Valeria Vilar en témoignent, ils jonchent le couloir du sous-sol, presque dépouillés de leur valeur tant on en compte de brisés.
C’est ainsi sur une terrible mélancolie que s’achève ce parcours d’une force et d’une diversité dont l’ampleur participe à générer la curieuse beauté. Quelle que soit sa valeur, chaque œuvre présentée ici participe avec force à ce chœur plurivoque à la liberté, à l’ouverture et à la profondeur salutaires. En cela, le pronom possessif de My Buenos Aires est à comprendre définitivement bien plus du côté de la possible appropriation par chacun de cette narration qui, si elle est propre à la ville qui l’a vue naître, abandonne tout fantasme d’unicité pour retrouver la nature première de l’art, cette manière sensible et partageable de dire l’histoire. Fabuleuse synthèse de cette mélancolie, une photographie de Nicolas Bacal va mettre en forme un orbite qui réunit au sein d’une lumière aveuglante toutes les lignes de mètres accrochés en divers points de sa chambre, comme s’il emprisonnait le soleil au creux de son monde intérieur et précipitait le parcours vers une conscience vertigineuse qu’il sera nécessaire de fouiller pour communiquer avec l’extérieur. Une analogie bouleversante qui pourrait fort bien faire office de conclusion ouverte, l’œuvre elle-même étant placée à mi-parcours, tant elle évoque une synthèse de l’inconscient fragile et créateur de Proust, développé Du côté de chez Swann : « Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. »