Ceija Stojka — La maison rouge
La maison rouge héberge une partie de la très dense production de l’artiste Ceija Stojka jusqu’au 20 mai 2018. Plus de 130 œuvres retracent la courte carrière de la peintre et écrivaine décédée en 2013.
« Ceija Stojka — Une artiste Rom dans le siècle », La Maison Rouge du 23 février au 20 mai 2018. En savoir plus Prolifique et assidue, voilà bien des mots qui caractérisent la personnalité artistique de Ceija Stojka, née en 1933 en Styrie (Autriche) et issue d’une famille de marchands de chevaux rom d’Europe Centrale. En seulement une vingtaine d’années, l’artiste a constitué une œuvre dantesque, composée d’un millier d’œuvres peintes et dessinées. C’est à l’âge de 55 ans, en 1988, qu’elle commence seule à recomposer ses souvenirs en peinture. Grâce à l’acrylique qu’elle dépose compulsivement sur des panneaux de cartons avec des pinceaux ou ses doigts, elle trace à rebours son histoire et celle de son peuple, persécuté sous le régime nazi.Ainsi, nous voilà téléportés dans une avalanche de peinture et de couleurs, dans une frise — présentée chronologiquement et par « thèmes » — biographique sans ambages. Les œuvres proposées sont d’une dichotomie frappante : comme si la mémoire de Ceija Stojka avait exacerbé et hiérarchisé de façon manichéenne les événements qui ont ponctué sa vie. L’artiste elle-même parlait « d’œuvres claires et sombres » ; si les œuvres claires (helle Bilder) représentent des instants de vie quotidienne, ponctués de roulottes dans une nature fleurie, les œuvres sombres (dunkle Bilder) peignent la traque, la déportation et l’incarcération dans les camps de concentration. Une vie de torture qu’elle connut à l’âge de 10 ans entre 1943 et 1945. La violence extrême de cette période de sa vie — panneau central de l’exposition — explique cette division en deux axes d’une production qui a été construite sur ce traumatisme.
C’est alors dans le sillon cathartique de l’œuvre de Ceija Stojka que nous déambulons. Les madones souriantes et les visions rustiques sont écrasées par les motifs récurrents de l’emprisonnement dans les camps de Auschwitz-Birkenau, Ravensbrück et Bergen-Belsen : barbelés, cadavres, fumée, SS, vent, neige, corbeaux et croix gammée nazie. Ce lexique de la mort dépeint une atmosphère similaire à certaines des peintures de la Nouvelle Objectivité allemande. Notamment figuré dans les peintures sanglantes et oppressantes de Georg Grosz ou Otto Dix, le dessin simple et stylisé manifestait avec puissance et une certaine forme de réalisme émotionnel la violence de la guerre.
À partir du moment où l’artiste s’est mise à peindre, c’est tous les jours qu’elle venait arracher à sa mémoire les souvenirs de sa vie passée. Cette pulsion d’expression autodidacte — de création sans relâche, jusqu’à la mort — est brute, spontanée, et semble libératoire. Son art est « l’œuvre d’une vie » : une œuvre dont la cohérence, l’homogénéité et le caractère immersif résultent de sa visée introspective. L’artiste crée ainsi un univers unique et un système indépendant dirigés par une histoire qui lui est propre. À la manière de certains artistes d’un art que Jean Dubuffet appelait brut, l’œuvre de Ceija Stojka incarne, par l’imbrication fusionnelle de son histoire avec celle de son art, cette figure d’un « art qui s’origine autrement » 1. L’ « horror vacui » 2 constaté dans l’art d’Adolf Wölfli (1864 — 1930) est semblable à cette peur du vide écrasante de l’œuvre de Stojka. Les aplats frénétiques réalisés à la main sur toute la surface de la toile s’accumulent et ne laissent pas d’espace au support vierge.
Cette œuvre est le témoin du massacre des Roms sous le régime nazi et nous rappelle (ou nous apprend) que derrière les détails fourmillant de l’œuvre de Ceija Stojka, se cache le souvenir de l’assassinat de 500.000 Roms.
1 « un art qui s’origine autrement ; pas seulement dans l’intellect et dans le concept mais dans l’imaginaire, dans le sensible et dans l’affect. » Martine Lusardy, directrice de la Halle Saint-Pierre, Paris.
2 Dans les arts visuels, l’ « horror vacui » (du latin « peur de l’espace vide ») correspond à l’action de remplir toute la surface d’un espace ou d’une œuvre (avec du détail).