Claire Trotignon — Espace d’art Camille Lambert, Juvisy
Avec Ultimo and The Clusters, l’espace d’art Camille Lambert offre une superbe occasion à Claire Trotignon de mettre en scène son exploration des frontières de la matière et de la composition en déployant des mondes aussi séduisants que piégeurs, attirant le regard dans des vertiges d’espaces, de formes, de temps et de contretemps.
« Ultimo and the clusters — Claire Trotignon », Espace d’art contemporain Camille Lambert du 13 janvier au 17 février 2018. En savoir plus Depuis plusieurs années, l’œuvre de Claire Trotignon tranche avec la figuration pour poser, par touches succinctes, des formes et compositions comme autant de motifs précieux qui émergent de leur support avec la beauté d’un rêve voilé. Basant sa pratique sur l’usage combiné de l’architecture et de la cartographie, elle s’empare de fragments végétaux et architecturaux pour les engager dans un jeu subtil entre volume et espace. De cette confrontation essentielle entre la planéité du support vierge et la profondeur qu’elle y creuse (ou appose), le regard est entraîné dans un mouvement de va-et-vient, de l’obstruction presque réflexive face au néant aménagé à la plongée méticuleuse dans le détail d’une ligne, d’une courbe végétale esquissée. Des falaises abruptes de la Renaissance à l’architecture d’avant-garde du XXe siècle, Claire Trotignon prolonge sa réflexion sur l’espace en lui y affiliant également des hiatus historiques qui nourrissent l’imaginaire et empêchent l’évidence de la figuration. Les constructions semblent reposer, en tension, au bord de précipices dont on ne perçoit pas le fond ; comme un appel du néant, ces états limites de l’habitat sont autant de fins du monde possibles où l’on ne sait qui de la nature ou de l’architecture prend le pas sur l’autre. Une lutte interne qui n’a rien pourtant d’un jugement de valeur et participe plus d’une force d’indécision qui nourrira d’autant l’imaginaire.Car ici, malgré la préciosité et la méticulosité du trait, tout reste en suspens, laissant apparaître çà et là des éléments troublants, détails contradictoires qui, dans leurs limites mêmes, dessinent un second moment de lecture, où l’ensemble de la composition se meut en motif où le disparate s’unit en un mouvement certes éclaté mais rendu parfaitement. Chaque œuvre s’offre ainsi comme un tout organique parcouru de forces telluriques, une confrontation du plein et du vide qui nourrit une vibrante et subtile danse des éléments et du silence. L’estampe orientale traditionnelle, la construction par touches, la modernité sont ici convoquées, conférant à chacune des œuvres présentées un charme magnétique et une évidence esthétique indéniables.
Un plaisir des sens que l’on retrouve dans les travaux plus récents également exposés ici qui vont jouer avec les lignes de mobilier, d’espaces dépecés de leurs murs protecteurs, ouverts de force à la contemplation, faisant de lignes intérieures, d’aménagements par définition intimes des traces imposées à la surface, des motifs autant que des moteurs pour l’invention de nouveaux paysages. Cette intelligente évolution dans la pratique de l’artiste est accompagnée d’une expérience, en volume cette fois, au sein même de l’espace. Au milieu de la pièce, des structures simples et ouvertes cassent les lignes de l’intérieur et découpent le vide. Comme échappées du support qui les tenait, les formes rejouent la partition dessinée sur une œuvre qui les jouxte. Cette exfiltration de la ligne, telle une incarnation de paysages impossibles est l’une des très belles réussites de cette exposition. Ces éléments étonnants, entre abstraction et mobilier tout droit sorti d’un système certes cohérent mais dont la fonctionnalité reste encore à inventer, participent cette fois à un dernier retournement conceptuel.
Si l’artiste tendait à libérer le paysage de ses limites en l’adjoignant au néant et partant, à l’infini, dans ses premières séries, si elle prolongeait ce mouvement en dépouillant les constructions architecturales de leurs murs, le déploiement de ces volumes au sein du centre d’art ressemble plus à la captation d’un paysage au cœur d’un dispositif dont le regardeur, lui-même prisonnier, devient élément nécessaire à la justification de son existence. Ses repères mis à mal par l’incongruité de lignes qui ne ressemblent à aucune autre, à lui de se mouvoir au sein de ce monde qui brise ses réflexes, son mouvement naturel, rejouant là la lutte intestine d’une nature perturbée par la construction architecturale. La question de la ruine, de la fonctionnalité du plein contre le vide, sous-jacente dans toute l’œuvre de l’artiste se voit ainsi intelligemment mise en pratique et impose la mise en doute de sa propre existence au sein d’un système certes familier mais interdisant toute appropriation.
Avec Ultimo and The Clusters, Claire Trotignon a ainsi créé une exposition qui, à l’image de ses œuvres, réveille autant d’impasses délicieuses qu’elle contient de promesses pour des questionnements à venir ; une utopie initiale de représentation du monde qui invente, à mesure qu’elle se développe, un lexique pour lire les lignes d’un nouveau rapport son paysage.