Claude Lévêque au Louvre, Sous le plus grand chapiteau du monde
La nouvelle installation de Claude Lévêque au Louvre, à l’image de son œuvre, est aussi viscéralement et immédiatement poignante que profondément complexe. Œuvre d’envergure capable de révéler à elle seule un univers fantasmagorique, elle est aussi une confrontation riche de sens avec le musée du Louvre.
« Claude Lévêque — Sous le plus grand chapiteau du monde (Partie 2) », Le Louvre du 19 octobre 2015 au 25 janvier 2016. En savoir plus Sous le plus grand chapiteau du monde 2 marque d’abord la totale liberté d’un artiste qui pousse, par son titre même, à réfléchir au statut de l’art dans le plus grand et le plus fréquenté musée du monde. Centre actif de recherches scientifiques et historiques, patrimoine majeur de l’intelligence humaine, il est aussi devenu « l’objet » du loisir et du tourisme culturels par excellence, un cirque qui investit l’un des plus importants édifices d’une monarchie européenne grandiloquente. Rien d’étonnant alors à ce que le symbole choisi pour l’affiche soit un casque aux allures de couronne guerrière, celui-là même retrouvé lors de fouilles archéologiques aux alentours du site et exposé dans une salle attenante. Un cirque, mais rien d’une confrontation cynique et péremptoire. Le thème, qui occupe chez l’artiste une place prépondérante, instille en réalité dans chacune de ses œuvres le fluide d’une mélancolie venimeuse, aussi sourdement inquiétante qu’habitée de joie furieuse.Si ce deuxième volume poursuit la première partie de cette collaboration entre le musée et l’artiste, elle en offre également un contre-pied. Sur des accords de guitare égrenés de manière lancinante, l’installation de Claude Lévêque modifie en profondeur l’éclairage de la salle consacrée aux fondations du château du Louvre. Ainsi, après avoir lancé, lors de la première partie de l’exposition, l’éclair rouge d’une foudre qui déchirait, depuis les entrailles de la terre, la cîme de la pyramide du Louvre, partie la plus moderne et l’une des plus hautes de son architecture, l’artiste s’enfonce avec cette seconde partie dans les sous-sols du musée, auprès de ses bases les plus anciennes. Loin de l’air éthéré contenu dans la pyramide végétait ici une eau stagnante et, à rebours des lignes droites de la verrière de Ieoh Pei Ming que venaient briser son éclair, le néon qui court dans le sous-sol vient souligner les accidents et autres angles tortueux de la construction médiévale.
Une fois encore, Claude Lévêque exploite son lexique fait d’amour et de violence, nostalgie inquiète et amusée des dîners dans le jardin et d’une architecture pensée pour la lutte, remparts de protection à la guerre. Se mêle ainsi à l’intimité, à la langueur du foyer (chaises plastiques, draps), l’âpreté du monde extérieur (éclair oscillant à quelques mètres du sol, dessins de barricades formés sur les draps), formant un précipité aux accents d’une nostalgie en trompe-l’oeil. Car cette ambiguïté fondamentale, c’est aussi celle de l’histoire, de toutes les histoires ; tous ces patrimoines qui, dans l’illusion réconfortante d’identités nationales dépouillées de leur réalité, oblitèrent la violence de leurs terribles conquêtes. Et le Louvre, qui porte en lui cet idéal d’un patrimoine universel célébrant le génie humain dans toute sa complexité, apparaît comme le lieu emblématique, porteur lui aussi de ses contradictions, pour la questionner. Claude Lévêque, qui n’a cessé de parcourir l’ensemble des salles du Louvre, livre à travers son installation une forme ouverte de prolongement artistique, où la puissance onirique se dispute la prégnance des batailles, sans jamais tomber s’enfermer dans un quelconque dogmatisme.
Car dans ce lieu de passage, l’installation de Claude Lévêque marque par sa pesante obscurité ; son traitement de la lumière et de l’environnement sonore pourrait même sonner comme un appel à la méditation. Pourtant, aucune infrastructure, aucun mobilier dans cette partie du musée ne permet véritablement de s’arrêter et le flux ininterrompu de visiteurs semble se mêler à la portée de la pièce. Les chaises elles-mêmes, dressées à la manière de barricades se détournent de leur fonction d’assise pour souligner cette ambiguïté et ajouter à la métaphore grégaire l’ironie de la situation du regardeur. Portant sur les voilages blancs leurs ombres pareilles à des retranchement infranchissables, les chaises reposent, inertes, en face d’un bouillonnement dont les courants d’air insufflent une vie inquiétante. Comme un rêve qu’on ne saurait immobiliser, la méditation à laquelle nous invite Claude Lévêque devient insidieusement et nécessairement une « errance ». Voire une épopée de l’imaginaire, lui-même confronté aux mouvements anarchiques des rideaux, aux reflets changeants qui les habillent et à cette ligne de force continue qui semble nous attirer vers le sphinx, fin d’un voyage initiatique dont on ne perçoit la distance qu’une fois parvenu à son terme. Car, et c’est là toute la force de cette pièce emblématique de Claude Lévêque, son gigantisme se fond dans l’expérience même du monument. Les angles du parcours autant que le flot continu qui nous porte empêchent d’en appréhender la totalité, l’œuvre ne se donne que progressivement, à la mesure du rythme de nos pas.
Sous le chapiteau, un cirque donc, mais qui n’a rien du seul spectacle, réactivant en la mettant en scène l’étymologie même du mot et son rapport fondamental au cercle, à cette forme qui ne se réalise qu’à travers le parcours de sa boucle parfaite, cette odyssée qui s’achève avec la rencontre de soi. Et, pour peu que l’on veuille tirer les fils d’une métaphore possible parmi toutes celles que tisse son installation, une odyssée qui s’achève, ou démarre, avec la rencontre du sphinx, ceint d’un tube de néon, qui clôt le parcours. Sphinx qui, par homonymie, rejoint la Sphinx de la mythologie grecque, celle-là même qui, d’une simple question : « quel être a quatre pattes le matin, deux le midi et trois le soir ? », mit Œdipe face à l’énigme du cycle de sa propre humanité.