Edward & Nancy Kienholz — Galerie Templon
La galerie Templon présente une exposition d’ampleur des Kienholz qui dévoile, dans sa crudité, un œuvre dur et dérangeant né de deux regards qui ne le sont pas moins sur une société américaine parcourue de paradoxes qui en ont fait pourtant l’objet d’un magnétisme étrange. Véritable expérience, l’exposition laissera traîner, on n’en doute pas, son ombre amère chez nombre de visiteurs autant qu’elle pourra réveiller quelque espoir.
« Edward & Nancy Kienholz », Galerie Templon du 5 septembre au 31 octobre 2020. En savoir plus Avant d’ouvrir la galerie Now en 1956 puis Ferus à Los Angeles, au cœur de l’avant-garde artistique d’une Amérique qui construisait son identité à travers l’affront d’une jeunesse face aux démons qui continuaient de hanter l’histoire de son pays, Edward Kienholz aura multiplié les occupations. Passant de vendeur de voitures d’occasion à employé d’hôpital psychiatrique, de manager d’une troupe de danseurs à homme de ménage, Kienholz, évadé volontaire d’une famille conservatrice de fermiers de la province de Washington, multiplie les expériences et les rencontres dans une Amérique sortie de la Seconde guerre mondiale. Installé dans le bouillonnement culturel californien, il ne tarde pas à mettre à profit ses connaissances en mécanique et charpenterie pour composer des installations faites de rebuts ramassés sur les trottoirs de la ville.Un art de la récupération qui le poussera bien vite à céder ses parts de la Ferus Gallery (qui le représentera par la suite), alors haut lieu de création artistique, pour se concentrer sur sa pratique d’artiste, réinventant notamment des décors issus de ses souvenirs de jeunesse qui, s’ils intègrent rapidement des expositions prestigieuses (Documenta, LACMA), ne manquent pas d’attiser la polémique dans une société qui les perçoit alors comme des célébrations du blasphème et de la pornographie. S’attaquant frontalement à la violence de cette même société, Kienholz use de tous ses symboles pour en extraire la misère, la bigoterie, la violence et la haine que les pulsions d’ordre et de contrôle n’ont jamais atténuées. Une position qui trouvera son point d’orgue dans la pièce Five Car Stud (1969 — 1972), une mise en scène à taille réelle du massacre d’un homme noir par cinq hommes blancs au milieu d’autant de véhicules éclairant la scène d’une aura lugubre et cauchemardesque, qui fut proche de condamner à la fermeture le Los Angeles County Museum of Art (LACMA) et fut encore sujet d’une rétrospective en 2016 à la Fondazione Prada de Milan.
Une satire de l’hypocrisie morale qui, du fait de son utilisation des motifs de la culture populaire et surtout de la proximité de l’artiste avec ses sujets, l’accolera au mouvement Funk Art des années 1960 même si son art s’émancipe bien souvent de ses figures de proue (Robert Arneson, Clayton Bailey, Bruce Conner ou Peter Saul…) et, derrière la mise en scène d’aigreurs et de cris personnels (un angle qui s’atténuera encore par la suite), porte en lui les stigmates d’une critique sociale, existentielle et politique de son temps presque frontale.
Sa rencontre avec Nancy Reddin, sténographe judiciaire et photographe, en 1972, entamera un « dialogue artistique » qui ne cessera qu’à la disparition d’Edward. Leur première pièce commune, The Middle Islands No. 1, la même année sonnera l’entame d’une collaboration constante et fusionnelle. Il faudra cependant attendre 1981 pour que les artistes déclarent rétrospectivement la création conjointe de toutes les œuvres attribuées à Edward Kienholz depuis 1972 sous la paternité de Kienholz, le nom générique du duo qui les signera toutes ainsi.
C’est donc, à travers les trente dernières années du XXe siècle, un duo d’artistes qui aura agité l’Amérique en lui figurant un portrait amer et acide qui n’aura de cesse d’insister sur sa violence intrinsèque et à jouer de ses icônes pour en faire le bestiaire monstrueux d’angoisses sourdes. Le mélange de sculpture et de mise en scène d’objets du quotidien réintroduits dans des contextes divers qu’ils inventent participe d’un œuvre hyperréaliste où émerge le reflet de la fiction, de l’imaginaire commun d’une société américaine qui n’a jamais cessé, depuis les années 1940, de se mettre en scène, de se raconter à travers un vocabulaire visuel, dans ses travers comme dans son indéfectible confiance. Les codes se bousculent, les références universalisées de la « mégaculture » américaine se voient empilées, démontées et réinventées dans des compositions plastiques entre dioramas et totems, deux piliers de la culture américaine qui, s’ils peuvent s’apparenter à des antithèses absolues, trouvent ici, dans le désir de produire, à leur tour « image », de faire sensation dans l’imaginaire, une résolution aussi chaotique que viscéralement efficace.
En naît dans l’espace de la galerie un étrange jeu d’aller-retour entre une véritable modélisation de formes répugnantes, d’horreur magnifiée intégrées dans des dispositifs appelant au sensationnel, littéralement, à l’affect de l’émotion, du dégoût et du plaisir de manipuler des formes tour à tour séductrices et répulsives, deux faces de l’aimant magnétique de « l’image », véritable nœud conceptuel d’une modernité qui l’a vue devenir prisme de tous les enjeux de rapport de l’homme à son monde. L’horreur devient palette d’un vocabulaire agençant les images chocs comme autant de fragments du récit terrible d’un monde en déliquescence qui, sans se parer d’une subtilité constante, ne manque jamais d’interroger.
Avec cette volonté farouche de modéliser le choc et l’effroi pour faire naître un « dialogue », comme ils le répétaient souvent, les Kienholz se sont octroyés toute latitude pour laisser libre cours à leur remise en scène du monde, à la sculpture de paysages mentaux perturbés, parcourus des symboles de leurs peurs primales apparaissant ici comme les moteurs de leur force de production. Une perspective largement assez vaste pour continuer d’entretenir le doute et interdire toute position arrêtée sur un œuvre qui n’en appelle, de toute manière, pas et semble surtout ne guère s’en soucier. En ce sens, la notion de miroir se fait ici essentielle et offre à chacun le loisir de s’y refléter ou non, n’imposant aucun autre ordre moral qu’un appel à sa propre liberté et une exhortation, comme eux-mêmes pouvaient l’évoquer, à s’interroger « sur la manière dont chacun met à profit le peu de temps qu’il a sur terre ». Une ambition qui, dans sa démesure, embrasse la stratégie du choc et s’arrime logiquement aux travers de phénomènes qu’ils auscultent, découvrant en quelque sorte la maladie par l’inévitable développement du symptôme.
Sans effacer ni passer sous silence cette ambiguïté, la galerie Templon prend le parti d’exposer dans toute sa variété cet œuvre qui garde entiers ses paradoxes, ses zones d’ombre, ses effets de séduction proches parfois, avec une outrance assumée, de faire corps avec cette réalité qu’ils dénoncent mais dont ils ne prétendent jamais s’évader. Une ambivalence qui donne encore plus de force à l’œuvre de ce couple en laissant ouvertes les perspectives d’interprétation et les niveaux de lecture, faisant vaciller l’attention entre dégoût, compassion, séduction et remise en cause.
L’exposition offre ainsi une entrée saisissante dans l’univers de ce duo d’artistes qu’il importe de mieux connaître pour saisir plus encore les soubresauts d’un monde qui paraît basculer dans le grotesque, entre tableau désabusé d’une société minée de l’intérieur par ses aspects les plus noirs et exhortation à affronter ces spectres, à en assumer la réalité pour mieux s’en défendre et inventer, peut-être, les moyens de s’en défaire.