Elsa & Johanna — Galerie La Forest Divonne, Paris
Après avoir fait forte impression lors du salon de Montrouge 2016, mais aussi à Mains d’œuvres (Saint-Ouen) lors de l’exposition Dress Codes en 2017, le duo Elsa & Johanna présente sa première exposition personnelle à la galerie La Forest Divonne, A Cross Perspective.
Revenant sur la série qui les fit connaître, l’exposition est également l’occasion d’en découvrir une nouvelle, réalisée au Canada qui reprend les codes de leur travail précédent tout en les développant dans un nouveau contexte.
« Elsa & Johanna — Johanna Benaïnous & Elsa Parra », Galerie la Forest Divonne du 7 novembre au 1 décembre 2018. En savoir plus A Couple of Them, réalisée entre 2014 et 2016 par Elsa Parra (1990) & Johanna Benaïnous (nées respectivement en 1990 et 1991), met en scène de jeunes couples joués uniquement par les deux artistes qui incarnent des personnages récurrents, uniformisant sous leurs visages une jeunesse que leur regard fixe fait osciller entre attitude bravache et résignée. Le contexte des prises de vue, des extérieurs difficilement identifiables, leurs vêtements mêmes et maquillages imposent une neutralité sociologique formidable qui maintient un flottement hiératique et hypnotique, laissant ouvertes les interprétations et ambiguïtés. De fait, les sujets ayant servis de modèles se répartissant entre New York et les provinces françaises.La froideur et la frontalité des images trahit pourtant une certaine économie de moyens, une économie paradoxale, où la prise de vue de qualité prend le relais d’une photographie que l’on associerait plus au cliché pris à la volée. Les deux jeunes femmes figurent donc ces couples qui mettent en scène des amitiés comme des amours, sans insister sur la notion de travestissement, se contentant d’une application non feinte à « rejouer » le réel, à coordonner les vêtements, à assortir les attitudes pour donner la plus grande crédibilité à leurs personnages qu’elles jouent alors au long de performances « invisibles ». Les expressions, souvent neutres et comme pliées à un exercice émanant d’une volonté extérieure finissent d’imposer sur la série la marque du témoignage par un tiers. Dans cette accumulation, c’est alors l’esquisse d’un sourire, le léger décalage d’une pose qui viennent briser l’illusion et faire tomber, à nouveaux frais, cette armure de pudeur d’adolescents prisonniers d’un corps en construction pour faire oublier, le temps du relâchement, l’artifice du dispositif. Au final, Elsa & Johanna réussissent, dans cette série, le tour de force de créer un documentaire qui « invente » la fiction pour noyer le réel sous sa propre image.
Une même ambiguïté constitutive traverse cette nouvelle série qui se pare pourtant de couleurs plus chaudes, de décors plus chargés et évocateurs d’un style de vie plus affirmé. Cette fois, les poses se font plus lascives, traînant une mélancolie suave et sourde, plus cinématographique. Moins frontale, cette série semble éloigner la focale pour se faire finalement plus une capture de l’instant qu’un moment conscient de pose (les artistes revendiquent la volonté de « stills » cinématographiques et n’hésitent pas à pointer les influences lynchiennes notamment de ces intérieurs impeccables). Habitant leur personnage et leurs décors durant plusieurs jours, Elsa & Johanna campent des êtres de fiction à la biographie secrète, simplement exprimée par l’attitude, la force de persuasion auto-réflexive de leurs interprètes qui poussent ici ce qui pourrait apparaître comme un mimétisme magique, la reproduction d’une fiction à travers un jeu de masques sans artifice ; les visages des deux protagonistes ont changé et jouent dorénavant des fictions plus mûres, des univers plus policés où l’artifice, la propreté, les symboles de luxe renvoient à une « fantaisie » plus affirmée.
Cette nouvelle série, si elle ne retrouve pas l’intensité viscérale de A couple of Them en perdant la fixité du regard et ce hiatus formidable porté par les cadrages « documentaires », amène toutefois une évolution sensible du propos et du regard qui remet en jeu les deux artistes lancées dans une réflexion élargie sur l’image et la fiction. Elles-mêmes devenues personnages prises à leur propre jeu, Elsa & Johanna livrent ici des images particulièrement flatteuses qui, pour certaines d’entre elles, portent une valeur plastique autonome indéniable.
En ce sens, cette première exposition à la galerie La Forest-Divonne témoigne d’une démarche qui atteint, en évoluant, une gravité exponentielle et qui, derrière une esthétique plus travaillée, continuera de soutenir, on l’espère, la pesante ambiguïté de nos « réalités ».