Florence Lazar — Jeu de Paume
Le Jeu de Paume accueille jusqu’au 02 juin une exposition de Florence Lazar dont l’âpreté et la subtilité cachent la complexité d’une urgence, celle d’une lutte silencieuse et polymorphe de l’identité.
« Florence Lazar », Jeu de Paume, Concorde du 12 février au 2 juin 2019. En savoir plus Indiciblement lié au besoin de rendre compte du conflit qui frappe la Yougoslavie à la fin des années 1990, le parcours artistique de Florence Lazar (née en 1966) ajoute très tôt la vidéo à la photographie qu’elle pratiquait jusqu’alors, intégrant rapidement la notion de témoignage, au sens le plus large du terme, dans sa démarche. C’est au gré de hasards, sur place, que ses rencontres font émerger une parole qui se mêle aux plans fixes, à l’attente et aux temps morts qui ponctuent ses immersions sur des territoires liés alors à son histoire familiale. Mais loin de constituer un album d’intentions préétablies, les images et les mots qu’elle en rapporte soutiennent en creux la vision complexe de populations engluées dans des oppositions nourries de contradictions, d’intérêts et de croyance divergentes.Le parcours rétrospectif exigeant proposé par le Jeu de Paume trace une diagonale d’enjeux sociaux et historiques intéressante dans le rapport de l’artiste à l’extériorité, son déplacement vers des zones géographiques éloignées et la proximité parfois autobiographique du thème abordé. Une série de photographies borde la demi-douzaine de vidéos qui sont autant de plongées dans des histoires riches et accidentées nous emmenant de la Serbie à la Martinique, de l’intimité d’un salon familier à une rue du quartier de La Goutte d’Or.
Emprunté à Aimé Césaire, le titre de l’exposition Tu crois que la terre est chose morte vient aussi bien interpeller le visiteur que lui rappeler la nécessité d’envisager les différences à venir, les possibles soubresauts d’une monde qui, parce qu’animé d’une « vie » singulière, est ouvert à la mutation. Les fatalités multiples deviennent ainsi ici autant d’impasses riches de sens qu’il nous appartient d’assimiler, de comprendre pour les subsumer. En faire émerger surtout, à travers la transmission, les liens invisibles qui nous y lient et nous permettent de nous les approprier pour en tisser de nouveaux fils historiques. Loin de l’espoir humaniste béat, Florence Lazar, à l’image des ouvrages qu’elle photographie comme autant de portraits d’enfants de nouvelles générations les brandissant face à l’objectif, dessine la cartographie de luttes à venir initiée par ces racines littéraires qui essaiment des cheminements de pensée possibles. Les enjeux de la colonisation deviennent ici des objets, les livres des témoignages concrets d’une histoire qui se transmet, portés de façon anonyme par des élèves du collège parisien Aimé Césaire. Le titre seul devient ainsi déclaratif et, déportant les visages dans un hors-champ salutaire, invite à la préhension manuelle, à une gestation active de la pensée, un partage par le corps qui en finit avec la stigmatisation du dominé comme du dominant pour en appeler à un « acte » réalisable par tous. On retrouve ainsi régulièrement, dans son œuvre, la prégnance du motif de la main, outil de travail confisqué par les asservissements autant que biais d’émancipation et de partage.
Cette diagonale qui nous transporte de chaque côté du monde tient pourtant de fil rouge à une démarche tout en finesse d’un auteur qui laisse entièrement la place à ses sujets, exposant leurs croyances, leurs doutes et leurs espoirs contrariés dans une logique de conflit, politique ou idéologique, âpre mais loin d’être définitive. De cette diagonale, Florence Lazar fait fleurir des lignes de traverse qui fêlent la fatalité pour, à travers un sourire en coin, un silence qui nous inviterait presque, à notre tour, à agir, dessiner des détours qui sont autant d’espoirs non pas d’annuler les effets de domination mais de les contourner, de vivre et d’en inventer de nouvelles modalités pour les dépasser.
Du sentiment poignant d’abandon, de la révolte face à la multiplication d’injustices jusqu’à l’émotion de la parole familiale, Florence Lazar, sans maquiller son regard éminemment subjectif, explore les modes de transmission et les biais de la reconstruction des identités comme un éventail complexe, aussi fragile qu’efficient, des possibilités de chacun de se réapproprier son histoire.